Narcisse avait une soeur
Mardi 17 février 2009Hier, je suis enfin allée voir “Two Lovers” de Gray, sorti il y a des lustres en France mais fraîchement projeté aux Etats-Unis. Et je ne m’attendais pas à être aussi violemment bouleversée. Bien sûr, le jeu subtil de Joaquim Phénix ralenti par les médicaments et mimant la vie au bord du gouffre m’a dérangée, bien sûr voir Gweeneth Paltrow en Grace Kelly paumée m’a plu, et bien sûr j’ai reconnu mon New-York dans la lumière intimiste de Gray. Enfin, la famille juive au père encore touchant d’accent, avec Isabella Rosselini en belle et profonde mère, m’a parlé au plus proche. Mais mieux que tout ça, deux questions ont sonné juste et profond en moi.
– La première tient au “mensonge romantique”, cette tendance forte et si vraie à tout de suite vouloir remplir le lieu vide laissé par l’objet vraiment aimé, quitte à le dévaloriser et à manquer de respect humain à son remplaçant en voulant les rendre interchangeables. Narcisse avait une soeur, dans certaines versions du mythe, nous rappelle André Green; ce n’est pas que sa propre image qu’il poursuit mais un fantôme disparu et qui rend l’existence littéralement invivable.
– La deuxième, qui touche peut-être à mes problématiques actuelles, est celle de l’attrait fou et débilitant du pervers narcissique. Avec une première interrogation : dans le film le vieux barbon marié fait courir Gweeneth Paltrow qui fait courir Joaquim Phénix qui fait lui-même courir sa fiancée, chacun sans aucune honte de faire souffrir celui ou celle qui est là pour lui/elle. Est-ce toujours ainsi? Détruit-on toujours un autre sans vergogne, un être humain qui nous aime, pour redorer le blason de son image? A-t-on besoin de cette reconnaissance malsaine? Deuxième interrogation : Pourquoi marche-t-on jusqu’au bout à aider et aimer quelqu’un qui profite de la situation, et vous marche dessus? Quel plaisir prend-on dans cette négation de soi? Enfin, l’instinct de survie ressort-il à un moment ou à un autre? Comment celui-ci se manifeste-t-il? Par la colère? Le désespoir? La décision ferme et douloureuse d’arrêter de tout donner sous pretexte qu’on aime? Quand décristallise-t-on sur le pauvre type paumé qui vous fait traverser tout paris dix fois pour se donner une meilleure image de lui-même, sans vraiment vouloir vous connaître et vous aimer? Réaliser la misère humaine et la banalité méchante de cette personne qui vous dévalorise pour mieux se sentir flotter n’est-il pas suffisant pour prendre la fuite? Pourquoi s’embourber dans une relation qui n’en est pas une, mais le miroir gelé de l’autre évaporé et de son ego? Bref au froid calcul intellectuel et néanmoins perforé du narcisse, il faudrait préférer la sensualité généreuse de Goldmund. Mais les êtres dont le miel coulant de la bouche prend sa source dans un coeur gonflé de créativité sont bien rares. Et peut-être les boude-t-on et les fait-on souffrir pour mieux courir – en écho paralysée- après ce fantasme d’amour qu’est le Narcisse (petit) joueur quasiment malgré lui, puisqu’il transforme ses égarements en jeux de pistes minables.