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Rue des rosiers

Vendredi 15 janvier 2010

15 janvier, quatre heures et demie du matin, mes petits talons fatigués sur les pavés de la rue des rosiers vide. Un froid tel que même les fantômes étaient restés chez eux. Près de 700 pages de thèse validées par un jury que j’ai diverti trois quatre heures et  rien n’a changé. Dans mes cheveux lassés, l’odeur de Calèche, des collants noirs, le gros manteau du sentier à peine changé, un peu malade, et une grande liberté accordée à une grande nausée. Et puis soudain la fragilité. Le corps qui tremble. De frayeur et de froid. Ça fait tellement d’année que j’ai si froid dans la neige sale avec mes doigts bleuissants que je masque en rouge. Morsure jusqu’à l’os dans l’adolescence maigre, surtout mouillée, sortant de l’eau dans mon petit maillot jaune et noir qui ne masquait pas le manque de poitrine, ivresse des mètres de poudre sur la 53 e rue de Chicago où dans ma longue doudoune et l’armate de Vivaldi à l’oreille je faisais les cents pas profonds, en Juditha avide de se rendre à un autre cours calfeutrée derrière mes lunettes et mes larges jupes et calée dans le bois néo-gothique d’une salle intimiste. Et enfin, le vent mauvais gorgé de neige de New-York qui défie tout barrage de feutre et de plume et qui vous saisit comme un oiseau de proie, jusque dans votre lit au plafond trop haut où vous dormez comme à l’adolescence, couverte de mille pulls, pliée comme un foetus, les mains indigo entre les cuisses pour trembler moins. C’est la même solitude aussi, déclinaisons sur le même goût de fer qui mature sans vraiment rouiller. La barre logique de la volonté à  13 ans, la nostalgie minérale de ma langue maternelle et des cimetières de Paris à 19, et l’errance de sel des nuits new-yorkaises… J’ai eu tellement froid à New-York et j’ai été tellement seule que je ne supporte plus être en repos dans une chambre froide. Et donc, livre d’infertilité; impossible de retrouver la voix et d’écrire dans ce divertissement, cette soif, ce tumulte si bien organisés. Et toujours Barbara pour compagne, le plaisir de chanter par delà la nausée, de porter dans mon ventre tout un monde mort. Et toujours le mémorial de la Shoah, le judaïsme douleur, usurpation des vies de la rue des rosiers,  les dettes aux fantômes, même muets, l’angoisse, le sens du devoir, cette tendresse qui voudrait rendre les autres heureux. Mais peut-être que je commence à savoir que je ne peux pas ou quand je ne peux pas. L’après-thèse est une autre adolescence, pleine de la question “est-ce ainsi que les hommes vivent?”, pleine de conseils de ces messieurs, qui veulent que je me connaisse, mes limites, mon projet de vie sur 85 ans, et surtout quelle place une femme doit garder, bien attachée au lit ou aux casseroles. Je ne sais pas si c’est bien ou mal que tout soit pareil, et de me retrouver à écouter arvo pärt et à écrire des salades mal assaisonnées à la même sauce devant mon ordi (3 e survivant à la thèse du nom) avec les mêmes doutes, la petite fille terrorisée et laissée au supermarché sans plus l’ombre d’un bras rassurant à attendre, et ma liberté d’agréger les activités intacte. J’ai cru avoir laissé une partie de moi dans le don et la douleur de l’an passé, j’ai cru être une poupée brisée, j’aurais peut-être voulu devenir moins naïve, plus calculatrice. Je n’y arrive pas. Si je suis moi, ai-je besoin de mille psy pour connaître mes “limites”? Pourront-ils me libérer plus surement que celui que j’ai supplié de le faire ? Mes canevas sont mes chaînes et mes ancrages. Dommage qu’ils soient faits de tant de morts et de tant de peine.

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Retour en Engadin

Lundi 12 janvier 2009

Qui ne connaît pas l’Engadin ne me connaît pas vraiment. Les couloirs immuables de l’hôtel Suvretta où ma famille descend depuis soixante ans ont gardé l’empreinte de mes jambes potelées d’enfant. Ici, comme par magie, ma grand-mère, ma mère et même les moniteurs de ski citent sans discontinuer les paroles proverbiales de mon grand-père Nika. Il est mort il y a bientôt quatorze ans, plus de la moitié de ma vie à vivre sans lui et j’ai parfois l’impression que je vais pouvoir le trouver dans sa chambre pour lui montrer une de mes créations en papier faite au Kindergarten. Je suis trop vieille pour crayonner ou faire des colliers de pâtes, je n’écris même pas ici, et le temps est bientôt venu que ce soient mes enfants qui viennent voir mon père allongé dans les couettes blanches, avec la vue sur le lac et le soleil couchant d’Engadin. Mon seul amour, je l’ai emmené ici, quand Nika n’était déjà plus. Alors, pour oublier son absence toujours insupportable et l’idée mêlée de leurs deux immenses amours terminées alors qu’elles devaient être interminables, j’ai commencé par dormir beaucoup. 11 heures par nuit et quatre heures de sieste. Jusqu’à changer de tête. Et puis pour occuper l’ennui des matins que j’aurais bien passés sous la couette à lire, j’ai fait du ski au moins aussi bien que ma gazelle de mère, solide sur les pentes de neige profonde sur mes cuisses désormais très musclées. J’ai nagé, modérément, utilisé la gym et transpiré des litres au sauna au dessus de mon livre toujours sur le point de se rompre. J’ai d’ailleurs commencé une étude comparative de la solidité des reliures à 85 degrés. Gallimard tient à peine 5 minutes, que ce soir en collection blanche (Sollers, Cusset) ou en Folio (Bataille). Actes Sud est le grand vainqueur avec au moins un quart d’heure (Hella Hasse), devançant à peine les multiples livres de poche de Zweig de mes treize ans. Dans le sauna, depuis bientôt des lustres, je fais de belles rencontres. Celui qui est désormais mon père adoptif à New-York m’y a abordé il y a huit ans en me demandant puisque je lisais Godard par Godard (mauvaise note sur la colle des champs Flammarion) si j’étais française. Parisienne, même, terriblement. Cette année, la pêche a été bonne malgré le vide relatif de l’hôtel surtout peuplés de russes extrêmement vulgaire : un homme d’affaire berlinois un peu perdu que je viens de quitter à l’instant après un dernier verre dans le hall désert de l’hôtel, sous le lustre art nouveau du bar, où je lui ai offert mon attention et mon écoute à défaut d’une nuit de sexe dont je n’avais pas envie malgré ses pectoraux parfaits. Je suis tombée amoureuse pour la première fois ici, n’y ai jamais fait autre chose que voler des baisers dans des placards pendant d’infinis jeux de cache-cache et j’ai envie de rester vierge en Saint-Moritz. Innocente, éternellement, malgré les vols de chocolat, les effractions dans les cuisines et les tricheries sur les heures obligées de pentes verglacées. Toujours au sauna, qui est le lieu pivot de ma vie ici, j’ai aussi rencontré un couple de juifs de Sidney qui ont été soulagés de comprendre que je travaillais sur la conversion au christianisme sans me l’appliquer à moi-même. Et enfin, grand faible, un sénateur hollandais, cultivé, aux yeux plus bleus d’une belle journée au dessus d’un canal, et aux petits soins, malgré son âge doublant le mien. Bref, de belle discussions, encore approfondies avec ma mère sur les télésièges, mon cousin, au sauna ou en fumant nos cigares au bar, et ma grand-mère qui m’a raconté ses années de fête pendant la guerre, le rouge au joue et l’insouciance encore et toujours retrouvée. Ce soir, j’ai suivi mon nouvel ami berlinois au King’s, la boîte du Palace, qui est aussi ma première boîte de nuit à 16 ans. Colonisé par des russes au pommettes sculptées, et au seins dépassant de leurs top léopard, et même noyé dans de la dance eurotrash, le King’s a été une madeleine touchante. J’ai retrouvé le Dj à l’accent italien, les serbes en Odlo et les suisses allemands si beau et si peu sexys, en nage à cause de la danse, la chemise impeccable mais sortie du pantalon, et le pull beige en boule autour de la taille. J’ai à nouveau senti ce besoin de boire de l’eau après avoir dansé librement en botte plates et me foutant royalement de mes courbes d’autant plus voluptueuses qu’elles sont musclées au maximum et de mon peu de maquillage sur un visage régénéré par le soleil, la bonne eau et le sommeil. Je suis heureuse d’être seule avec Bach dans mon lit, pas même culpabilisée de travailler trop peu et prête à attaquer les pentes en hélico dans quelques heures avant de rentrer à New-York écrire ma thèse dans quelques heures de plus.