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Filmer les camps : derrière l’épaule de trois grands réalisateurs américains au Memorial de la Shoah

Mercredi 10 mars 2010

Jusqu’au 31 août, le Mémorial de la Shoah présente au premier étage une exposition sur les images prises par trois grands réalisateurs américains : John Ford (Les raisins de la colère, La Chevauchée fantastique), Samuel Fuller (The Big red one) et George Stevens (Swing Time, Le Journal d’Anne Frank). “Filmer les camps” s’intéresse à la manière dont ces trois cinéastes ont recueilli  des images des camps de concentration de Dachau et Falkenau (annexe de Flossenbürg) pour l’armée américaine à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et l’on découvre que, aux antipodes de toutes les idées reçues, ce sont de véritables équipes de professionnels, briefées pour obtenir des témoignages incontestables et recevables par des cours de justice qui ont été envoyées à la libération des camps.

Ne manquez pas ce soir la projection du documentaire sur le témoignage de Samuel Fuller sur son travail à Falkenau, en présence de Georges Didi-Huberman.

Déjà très célèbre à Hollywood, notamment pour ses comédies musicales comme “Swing Time” avec le couple Astaire/Rogers, George Stevens s’est engagé en 1943 dans l’armée américaine au service de la communication, le signal corps. Eisenhower lui a demandé de créer une unité spéciale de tournage, la SPECOU (Special Coverage Unit). C’est cette unité -composée de 45 pérsonnes- qui est allée filmer la libération du camp de Dachau à partir du 3 mai 1945. Le responsable de chaque unité faisait un rapport quotidien des activités. Un rapport hebdomadaire, souvent signé par Stevens lui-même, était également rédigé chaque semaine. Membre de l’équipe, l’écrivain Ivan Moffat, a également tenu un cahier relatant les activités de la SPECOU. Très conscients du fait que leurs concitoyens risquaient de ne pas croire ce qu’ils ont vu, les membres de l’équipe de Stevens documentaient avec atention leurs rapports d’act_ivités et de prises de vues. Ils ont également pu interviewer une quinzaine de prisonniers du camp, dont le résistant français Edmond Michelet. 3 de ces entretiens sont visibles à l’exposition du mémorial.

“Crime reporter” reconnu pour certains tabloïds américains avant la guerre, Samuel Fuller a rejoint en 1942, la fameuse première division d’infanterie de l’armée américaine (“The Big red one”). Il s’est  fait envoyer une caméra en Tunisie par sa famille, et sachant cela, l’armée lui a demandé d’aller filmer la libération du camp Falkenau. Aidé d’une équipe de professionnels  d’hommes formés pour recueillir des images témoins, il a ainsi tourné son “premier film”.

John Ford, qu’on ne présente plus, était réserviste dans la Marine pendant la guerre. Il y a créé dès 1939 la Field Photo de la 11e section navale,  une section très indépendante vis-à-vis de la hiérarchie militaire, qui s’est trouvée fin prête pour aller filmer un documentaire sur Pearl Harbor, juste après l’attaque japonaise. Cette section de cinéma est devenue la Field Photographic Branch (FPB), comprenant une soixantaine de techniciens, spécialement formés pour filmer les évènements historiques. Contrairement aux idées reçues, les membres des équipes de la FPB étaient très formés  à immortaliser des témoignages et suivaient une procédure très précise, explicitée dans un cahier des charges explicites sur les manières de filmer pour que les documents soient considérés comme authentiques. Ce fascinant cahier des charges est exposé au mémorial. “December Seventh” puis “The battle of Midway” sont deux documentaires réalisés par l’équipe de Ford pendant la guerre et qui lui ont permis de remporter deux oscars en 1943 et 1944.

Lorsque le Tribunal Militaire International de Nuremberg a été mis en place, à l’été 1945, le procureur Jackson a demandé à la FPB de Ford de reprendre les images de la libération de Dachau prises par la SPECOU de Stevens, afin de réaliser une partie du film “Les camps de concentrations nazis” (qui montrait également des images russes de la libération du camp d’Auschwitz, projeté à Nuremberg le 20 novembre 1945.

L’exposition montre également comment leur expérience de la guerre a influencé les films des trois réalisateurs américains après qu’ils ont quitté l’armée. Stevens est revenu à Dachau avant de réaliser son journal d’Anne Frank, Fuller a utilisé des images de la libération  de Falkenau pour Verboten et certaines scènes de camps ont influencé les images des Raisins de la colère de Ford.

Mêlant textes (lus par Matthieu Amalric et Jean-François Stévenin), films, documents historiques de l’armée américaine et témoignages des réalisateurs, l’exposition “Filmer les camps” est sténographier de manière à parler à la fois aux historiens et aux cinéphiles. Elle explique bien les techniques de réalisation des années 1940, et exprime combie la problématique de savoir comment filmer pour enregistrer des preuves inattaquables a été au cœur des équipes chargées de filmer les camps pour l’armée américaine.

“Filmer les camps, John Ford, Samuel Fuller , George Steven, de Hollywood à Nuremberg”, jusqu’au 31 août 2010, Mémorial de la Shoah, tljs sauf samedi 10h-18h, 17, rue Geoffroy l’Asnier, Paris 4e, m° Saint-Paul ou Pont Marie, entrée libre.

Pour voir l’ensemble des projections rencontres autour de l’exposition, cliquez ici.
Un cycle Hollywood et la Shoah est organisé à partir du 25 mai.

Photo : 1944 © George Stevens Paper, Margaret Herrick Library, Academy of Motion Picture Arts and Sciences.

Christian Boltanski : Mausolée de chiffon et de feraille à Monumenta

Mercredi 13 janvier 2010

Scène étrange ce mardi matin au vernissage presse de Monumenta. Comme vous l’avez peut-être compris je me faisais une joie, mais journée très chargée, trop. Malade le lendemain. Je suis arrivée un peu trard au vernissage. Ai marché parmi les chiffons pour voir les trois installations. CB ne s’était pas trop foulé,; minimum syndical attendu. Mais je me sentais bien dans son univers. J’ai donc décidé de m’asseoir sur un banc, tranquille entre deux barbelé pour lire le dossier de presse, avant de filer écrire l’article au bureau pour enchaîner sur le reste de mes activités. D’après l’atriste on devait se sentir en enfer, oppressé, pressé de revenir à la vie dans ce décor. Et moi je m’y posais pour lire, presque chez moi… Troublant….

Du 13 au 21 février, Christian Boltanski prend la suite de Anselm Kiefer et Richard Serrat en organisant l’espace de la nef du Grand Palais pour Monumenta 2010. Installation spécialement réalisée pour l’occasion, “Personnes”  est une vanité contemporaine.  Sculptée à grands renforts de métal, de chiffons et de battements de cœur, la symphonie architecturale que propose Boltanski se veut oppressante pour mieux rendre le visiteur à la vie.

“Quand je travaille au Grand Palais, j’ai la sensation de réaliser un opéra, avec cette différence près que l’architecture remplace la musique. L’œuvre est une scénographie”. C.B.

monumenta Boltanski

A l’entrée de Monumenta, Christian Boltanski a mis un mur. Le visiteur tombe directement sur de longs casiers de métal rouillés portant des numéros et surmontés des fameuses lampes de bibliothèque que Boltanski utilise depuis si longtemps dans ses œuvres. Il faut donc contourner ce massif écrin d’archives pour entrer dans le vif de “Personnes”.

monumenta christian boltanski

Derrière, sur trois rangées et s’étalant sous toute la nef du grand Palais, des vêtements sont étalés, proprement rangés en 25 carrées délimités par des poteaux de fer livrant la mélodie mécanique des battements de cœur humains du monde entier. Ceux-ci font partie d’un ancien projet du plasticien : “Les archives du cœur”. Chacun des carrés de fripes est surmonté d’un néon tenu à à peine un mètre du sol par des barbelés. Ce vaste champ de tissus et de fer est très ambivalent puisqu’il peut dégager une sérénité de jardin japonais, mais aussi faire grincer les oreilles et les nerfs sans aucune transcendance possible, comme un spectacle de Buto.

monumenta christian Boltanski

Enfin, derrière ce champ impossible, Boltanski a placé une montagne de vêtements usagés, brassés par une grue qui descend sa pince pour en hisser une partie jusque sous la voute, laissant quelques pulls tomber en route, avant relâcher brusquement sa proie molle qui revient s’éparpiller au sommet de la montagne.

boltanski Monumenta

L’ensemble de ces trois installations constituant “Personnes” sent la mort. L’artiste évoque d’ailleurs l’entrée DANS son œuvre comme une marche dans les cercles de l’enfer. Aucun nom, aucun visage ne vient parler humainement aux visiteurs qui gravitent entre le mur, la montagne et les champs, comme une horde de fourmis sans mémoire. Il n’y a plus vraiment dans ce travail de Boltanski la vieille volonté de lier nombre et individus. Et il n’y a plus non plus de célébration des morts. Juste un bal de morts-vivants. Perdu dans la masse et donc dans le nombre, le promeneur est ramené à sa mort qui vient, et rejoint Christian Boltanski à ce point où “on a le sentiment de traverser en permanence un champ de mines, on voit les autres mourir autour de soi, alors que, sans raison, on reste, jusqu’au moment où l’on sautera à son tour”.

L’absurde sentiment de sursis n’empêche pas Boltanski de continuer son œuvre au sein même de Monumenta puisque, en coulisses, vous pouvez aller faire enregistrer les battements de votre cœur, à ce qui semble être l’infirmerie de l’exposition. Et laisser l’emprunte de votre vie parmi les milliers d’autres recueillies depuis 2005 par le plasticien et archivées sur l’île japonaise de Tashima. Le processus est bureaucratique, clinique : vous prenez un ticket, vous vous asseyez en lisant un magazine sur Boktanski ou vous retournez faire un tour dans le mausolée. Puis lorsque votre tour vient, vous pouvez récupérer une copie de votre battement de coeur.

Mais, si ni les vivants  ni les morts ne comptent plus, et si Boktanski sculpte son public même dans “Personnes” jusqu’à le rendre sans visage, survivant, on peut se demander à quoi sert   tout cet édifice de mémoire de souvenir et de lutte contre le temps et l’oubli.

Une autre scénographie de Boltanski, “Après”, est à voir à partir du 14 janvierb  au MAC/VAL, en parallèle de Monumenta. Plus d’informations ici.

Par ailleurs de nombreuses conférences et tables rondes sont organisées pendant toute la durée de Monumenta 2010. Mercredi 13 janvier, la commissaire de l’exposition Catherine Grenier participera à la table-ronde “Christian Boltanski vu par…”, et le 6 février, le compositeur Franck Krawczyk propose une création réalisée pour “Personnes”, “Polvere”. Cliquez-ici pour voir toute la programmation autour de Monumenta.

Enfin, Arte Video a sorti un documentaire,“Les vies possibles de Christian Boltanski”,qui passe le 18 janvier sur arte.

Pour en savoir plus sur Christian Boltanski, lire notre article.

Monumenta 2010, Christian Boltanski : Personnes”, du 13 janvier au 21  février, Nef du Grand Palais, Porte principale, Avenue Winston Churchill, Paris 8e, m° Champs-Elysées Clemenceau, tljs sauf mardi, lun, mer, 10h-19h, jeu, ven, sam, dim, 10h-22h, 4 euros (TR : 2 euros).

(A)pollonia de Warlikowski à Chaillot

Vendredi 13 novembre 2009

Après avoir fait beaucoup parler de lui au dernier Festival d’Avignon (voir notre critique, le spectacle de Christophe Warlikowski mêlant textes et contextes pour une réflexion sur la Shoah à travers l’Orestie était toute la semaine sur les planches du Palais de Chaillot. Cinq heures de théâtre en Polonais sous-titré sont une épreuve physique, surtout quand le propos un peu filandreux sur le totalitarisme se perd dans des vrilles écologisantes et des monologues sexuels. Au final : un superbe moment visuel, qui laisse cependant un arrière goût amer dans les yeux de ceux qui ont vu comparé l’incomparable.


L’immense metteur en scène polonais Christophe Warlikowski défraye encore la chronique avec son (A) pollonia. Nouant un réseau dense de textes contemporains (Tagore, Littell, Coetzee…), l’histoire de la juste polonaise déportée pour avoir caché des juifs Apolonia Machcynska, l’Orestie d’Eschyle et l’Iphigénie d’Euripide, Warlikowski présente en 13 scènes et près de cinq heures un spectacle composé et composite. Les fils qui tiennent son méticuleux tissage de textes sont parfois difficiles à saisir. Qu’Iphigénie, Oreste, Alceste et se rencontrent, fort bien, après tout, les deux premiers sont frères et sœurs et tous en un sens se sacrifient. Mais que leur histoire s’entremêle à celle de la juste Apolonia Machcynska, d’une vieille dame vivant à Tel-Aviv qu’elle avait cachée et qu’en final le petit-fils de cette dame se déclare bourreau rend la pièce bien opaque. Et qu’Agamemnon se lance dans une diatribe sur son ressenti sexuel est plutôt cocasse et sonne juste. Mais qu’une pseudo conférencière vienne embolyser une heure de la deuxième partie de la pièce pour nous rappeler la bonne vieille thèse de la « question de la technique » de Martin Heidegger en mettant exactement sur le même plan les souffrances infligées aux animaux et les camps de la mort est bien dérangeant. Surtout qu’on ne sait pas s’il s’agit de lard transgénique ou de cochon élevé en liberté puisque l’ironie semble plutôt absente de cette conférence affligeante. Le patchwork des références entre l’Orestie et la déportation ne colle pas, ou alors dans l’idée vague et générale d’une destinée de l’homme à être – sans aucune différence- soit bourreau, soit sacrifié par un destin qui n’a plus rien de grec. Ce regrettable flou de l’amalgame est très perturbant, mais l’on reste. Parce que ce que Warlikowski et ses immenses comédiens donnent à voir et à entendre quelque chose d’éblouissant. L’économie grandiose des décors, les changements de vêtements sur scène, le mélange de l’intime et du politique, la musique cabaret rock fantastique de Renate Jett et sa troupe, et surtout le choc visuel de la projection vidéo live, mais néanmoins stylisée, des visages des comédiens en gros plan à l’arrière sont autant de chocs esthétiques bouleversants. Mais à la fin de la pièce, le spectateur lessivé se demande si en suivant ainsi ses sens et la beauté du spectacle, n’a pas participé à un grand mélange présenté comme post-moderne et innovant mais masquant une idéologie douteuse. Une expérience, au sens fort du terme.

“(A)pollonia”, de Christophe Warlikowski, dramaturgie de Piotr Gruszczynski, d’après Eschyle, Euripide, Tagore, Littell, Coetzee et bien d’autres, avec Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Zygmunt Malanowicz, Adam Nawojczyk, Monika Niemczyk, Maja Ostaszewska, Jacek Poniedzialek, Magdalena Poplawska, Anna Radwan-Gancarczyk, Maciej Stuhr, Tomasz Tyndyk, 4h45, Théâtre National de Chaillot, du 6 au 12 novembre, 1 Place du Trocadéro (XVIe), métro Trocadéro. 01 53 65 30 00. 20h30, dim 15h, relâche le lundi, 27,50 non abonnés, TR (-26 ans) : 21 euros.

Jan Karski, un héros en pôle position pour les prix littéraires

Jeudi 1 octobre 2009

En lice pour les prix Goncourt, Interallié et Femina, le « Jan Karski » de Yannick Haenel est un des grands romans de cette rentrée littéraire. Retraçant la vie passionnante du héros de la Résistance polonaise, le livre ne se lâche pas. Mais le message violent du livre et les inhibitions stylistiques que ce sujet inspire à Haenel posent problème. Peut-on vraiment parler de “Roman”?

Le héros polonais Jan Karski est à l’honneur en cette rentrée littéraire 2009, puisqu’il est un des personnages principaux du roman de Bruno Tessarech, « Les sentinelles » (Grasset), sélectionné pour le prix Médicis, et que Yannick Haenel lui a consacré un roman.

Émissaire entre la Résistance en Pologne et le gouvernement de Władysław Sikorski à Londres, Jan Karski a passé plusieurs fois la frontière de la Hongrie pour transmettre des informations vers Paris et Londres. Arrêté et torturé par les nazis, il n’a pas parlé et a réussi à s’enfuir. Karski a écrit lui-même ses mémoires en 1944, « Story of a secret state », qui a été un bestseller aux États-Unis, dès sa sortie.

En 2009, ce qui intéresse les  deux auteurs français chez Karski n’est, ni son activité d’espion, ni pourquoi il est resté aux États-Unis au début de l’année 1944 et y est demeuré, 40 ans, en tant que professeur d’ « Affaires est-européennes », à l’université de Georgetown.Ce qui fascine, c’est plutôt son rôle de témoin, au ghetto de Varsovie et dans un camp, qu’il a pris pour le camp d’extermination de Belzec. Pourquoi personne n’a-t-il entendu le témoignage de Jan Karski?  Le roman de Haenel se concentre sur cette question. Parce qu’elles ne l’ont pas cru, ou n’ont pas voulu savoir, les démocraties occidentales ont laissé faire la Shoah sans agir.

Au-delà d’une empathie pour les sentiments d’impuissance et de culpabilité de Jan Karski, c’est le procès de nos démocraties que fait Yannick Haenel, reprenant la bonne vieille thèse des années 1970, encore portée aujourd’hui par certains auteurs comme Giorgio Agamben, qu’il n’y a, au fond, pas de différence entre totalitarisme et démocratie.

Et Haenel va très loin quand il fait dire à son héros sortant d’un entretien infructueux avec Roosevelt :

« J’avais affronté la violence nazie, j’avais subi la violence des soviétiques, et voici, que de manière inattendue, je faisais connaissance avec l’insidieuse violence américaine. Une violence moelleuse, faite de canapés, de soupières, de bâillements, une violence qui nos exclut par la surdité, par l’organisation d’une surdité qui empêche tout affrontement.[…] Chaque fois, dans les pires conditions, j’avais réussi à m’échapper. Mais comment s’évade-t-on d’un canapé ? » (p. 128).

S’interroger sur la responsabilité de toute l’humanité, comme le faisait Hannah Arendt est une chose. Mais soutenir que l’Amérique de Roosevelt et l’Allemagne de Hitler, c’est finalement la même chose, est un amalgame facile et dangereux. Cela permet de jeter toute politique dans le même bain de sang, sans réfléchir à la manière dont il faut agir, selon l’impératif catégorique défini par Theodor Adorno, de manière à ce « qu’Auschwitz ne se reproduise pas ».

A côté de cette question de fond – et nous n’allons pas ici ressusciter la querelle des Bienveillantes, puisque nous sommes en démocratie, nos mollesses de canapé, permettent à Haenel d’écrire ce qu’il veut- la forme elle-même du livre interpelle. Yannick Haenel est bien loin de la divine surprise qu’avait provoquée « Cercle », dans ce « Jan Karski » qu’il appelle « roman ». Tout se passe comme si l’envergure historique de son sujet avait inhibé la plume de l’auteur.

La première partie est une description hachée, à la Marguerite Duras,et  image par image, du témoignage de Karski dans « Shoah », de Lanzmann.

La deuxième partie est tout simplement un pastiche à la troisième personne des mémoires de Karski.

La troisième partie est donc la seule à être « romancée », et c’est d’ailleurs là que Haenel fait dire à son héros tout le mal qu’il pense de la démocratie américaine. Il le fait dans un style certes clair, mais sans innovations, et attribue à Jan Karski des pensées qui semblent paradoxales, puisque ce dernier a bien passé les 40 dernières années de sa vie dans la ville-clé de la politique américaine :  Washington.

Notons finalement qu’il serait intéressant de se tourner vers les vraies mémoires du héros, publiées aux éditions Point de mire, en 2004.

Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, 16,50 euros.

Voici le témoignage de Karki, en 1995, pour le USC Shoah Foundation Institute

Lecture érotique, lecture historique

Dimanche 12 juillet 2009

Kate Winslet a reçu l’Oscar cette année pour son rôle dans « Le Liseur », tiré du best-seller de Bernhard Schlink. Une récompense bien méritée… Sortie le 15 juillet.

Dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1950, une jeune homme de quinze ans connaît ses premiers émois sexuels avec une femme qui a le double de son âge, de milieu plus modeste et surtout pas très bavarde. La romance entrecoupées de lectures à voix haute des ouvrages au programme du collège dure un été, après lequel la maîtresse disparaît…Pour refaire surface dans la vie du jeune étudiant en droit dans le box des accusés au procès de Nuremberg. Par fidélité pour cette femme qui l’a tant marqué et condamnée à la prison à vie, le jeune adulte lui envoie des cassettes où il a enregistré de grands classiques de la littérature mondiale.

“The reader” arrive tard en France et entouré d’un halo discret de controverse attendue (voir l’article de Ron Rosenbaum publié dans Slate). Il est simplement respectueux du roman de Bernhard Schlink qui avait déjà choqué certains. Il est vrai que mélanger le « Blé en herbe » et « Eichmann à Jérusalem » est un pari risqué, le risque étant de tomber dans le lit sordide de ce que Susan Sontag avait condamné sous le terme « fascinant fascisme ». Il y eut en effet dans les années 1970 toute une vague sous-culturelle qui érigeait le nazisme en fétiche sexuel. Et un film, bien plus qu’un texte, risque de produire cet effet dérangeant en mêlant Histoire et images de corps nus. Or, « The reader » évite cet écueil grâce à la performance de Kate Winslet, époustouflante en bourreau ordinaire. Yeux butés, ne parlant qu’avec le corps, forçant à peine sur l’accent allemand, elle conserve toutes les zones d’ombre de son personnage, dans une espèce de don intègre et animal. En face, le jeune David Kross a le diable au corps très frais, l’innocence le vide dans la tête, et les cassettes de son étudiant dans les oreilles. Seul Ralph Fiennes jouant le personnage adulte ne sert absolument à rien, égal à lui même dans son éternel rôle du type dont les grands yeux gris et vides cherchent à se débarrasser du poids du monde. Toujours féru de belle images depuis Billy Elliot et The Hours, Stephen Daldry continue dans cette lancée réaliste, pour notre plus grand plaisir. La partie finale du film, sur la mémoire entre New-York et un cimetière, vient un peu plomber le fil de l’histoire pour la faire tomber dans le mélo. Mais les trois premiers quarts sont si poignants que l’on pardonne volontiers cette erreur attendue de fin de parcours.

« The Reader », de Stephen Daldry, avec Kate Winslet, David Kross, Ralph Fiennes, 2h04 min.

Voir aussi notre article sur le livre de Bernhard Schlink.

Rentrée littéraire : Des diplomates de papier

Jeudi 9 juillet 2009

Auteur de plusieurs romans, historien et philosophe, Bruno Tessarech livre avec « Les sentinelles »(Grasset) une belle analyse de l’inaction des « alliés » face aux camps d’exterminations. Écriture classique, thème sensible, beaux personnages ayant pour la plupart réellement existé, le roman est certainement l’un des livres les plus marquants de cette rentrée 2009. Sortie le 1ier septembre.

Note: J’ai quand même raté ma station de métro à cause du bouquin, première bonne surprise de juillet.

Par ailleurs je n’ai pu m’empêcher de mettre une petite chanson satirique sur Wernher von Braun en illustration.

sentinellesTout commence à Evian, aux accords d’Evian, en 1938 où les nations plus très unies se renvoient de l’une à l’autre le problème de donner un sol aux réfugiés juifs allemands. Le seul personnage fictif du roman, Patrice, est un jeune diplômé de Sciences-po assistant avec une rage polie un vieux sénateur français du Quai d’Orsay si diplomate que les pourparlers ne mènent à rien. Un rien noyé dans les jolis principes des droits de l’Homme et des Lumières. Même le ministre des colonies -pourtant juif- George Mandel, refuse d’ouvrir les frontières de Madagascar. Suivent plusieurs anecdotes, à Paris, Berlin, Londres, Prague, ou La Havane, de témoins directs ou indirects de la destruction des juifs d’Europe. Pendant la guerre, à Londres, où Patrice a rejoint De Gaulle dès la première heures, les échos qui filtrent sur les camps de la mort, à partir de 1942, sont tellement soupesés, soupçonnés d’être de la contre-information ou simplement incroyables qu’aucune mesure n’est prise si ce n’est une vague déclaration des alliés contre les exactions nazies commises sur les populations civiles en général. Patrice se lie d’amitié avec Jan Karski, l’un des grands résistants d’un pays vraiment fantôme : la Pologne . Karski a tout vu à Vasrovie : le ghetto, les trains, les corps entassés, la chaux. Mais on ne veut le croire ni à Londres, ni à New-York. A Berlin, Kurt Gerstein devient fou dans sa tâche de responsable l’Institut d’hygiène de la Waffen SS, mais l’ambassadeur de Suède refuse de le croire quand il lui livre la vérité sur la nature de la Solution finale. Jugé à Paris en 1945, Gerstein de suicide, tandis-que son concitoyen, le célèbre ingénieur Wernher von Braun parvient à travailler sur ses fusées v2 dans le camp de Dora sans se douter de rien, et est accueilli à bras ouverts par les américains, pour qui il met au point des missiles balistiques. Le roman se prolonge jusqu’à la mort de Jan Karski, qui laisse derrière lui assez d’archives pour qu’après une carrière diplomatique aussi honorable qu’inutile, Patrice puisse témoigner qu’ils savaient et qu’ils ont laissé faire.

Jan Karski (1914-2000)

Se prolongeant dans le temps aussi loin que les « Lignes de failles » de Nancy Houston, le roman de Bruno Tessarech ne se tessarechgdpréoccupe pas de mémoire mais seulement de faits, d’Histoire, donc. « Les sentinelles » est en effet un concentré d’Histoire, sans autre concessions que celle du beau fil narratif de la langue. A travers diverses anecdotes pas toujours reliées entre elles, dont les personnages sont tous « historiques » (sauf Patrice), l’auteur montre dans un Français légèrement surannée, mais joliment saturée d’images que le monde savait et qu’il n’a rien fait. Si le texte de Tessarech se fait parfois moralisateur, c’est avec l’élégance d’un  discours d’Arsitide Briand à la SDN. Et il n’oublie pas de rappeler encore et toujours, notamment par la bouche de Roosevelt lui-même, cette question morale qui hantait les grands hommes de la Deucième Guerre mondiale: si une guerre est toujours « sale », à partir de quel moment doit-on tirer la sonnette d’alarme quand la violence semble dépasser toutes les limites de l’imaginable?

Un beau roman, fort, et qui se lit d’une seule traite.

Bruno Tessarech, « Les sentinelles », Grasset, 381 p., 19 euros.

« Patrice rédigea une note, qui partir aussitôt chez le général. Lequel convoqua deux jours plus tard son auteur pour lui tenir les propos suivants:

‘Il faudrait comprendre, monsieur Orvieto, que nul n’a encore inventé la guerre propre. Je vais vous choquer et je m’en excuse. Mais qu’après trois années de conflit nous comptions déjà les morts par millions, des soldats, des résistants, des Polonais, des Français des Juifs, eh bien moi, voyez-vous, ça ne me surprend pas trop. Sas doute parce que j’ai été moi-même sur le front, une expérience que peu d’entre vous connaissent. Ma réponse à votre note, elle tient en une phrase, que voici : commençons par gagner cette guerre, nous pleurerons nos morts ensuite’» p. 249-250.

“Once the rockets are up, who cares where they come down

That’s not my department,” says Wernher von Braun

Cinéma : Plus tard tu comprendras, de Amos Gitaï

Mardi 6 janvier 2009

Le cinéaste israélien adapte un livre de Jérôme Clément et emprunte ses comédiens à Desplechins pour tourner à Paris un film sur la mémoire et le non dit.

Alors que le procès de Klaus Barbie fait la une des médias, Victor, un énarque arrivé d’une quarantaine d’année (Hyppolite Girardot) se met à enquêter sur le passé de sa mère Rivka (Jeanne Moreau qui retrouve Amos Gitaï après son petit rôle dans « Free zone »), juive d’origine russe et qui n’a jamais parlé de ses parents disparus pendant la guerre. Sa femme, Françoise (Emmanuelle Devos) et sa sœur Tania (Dominique Blanc) l’aident comme elles peuvent dans cette épreuve difficile après des décennies de non-dits.

Tout se passe comme si Amos Gitaï reprenait la première partie européenne de son dernier long-métrage, “Free zone” et l’étendait sur une heure et demie. Dès la première scène, au mémorial de la rue Geoffroy l’Asnier, il utilise sa signature : la plan séquence, pour signifier l’enfermement à travers l’usage de l’espace et de l’architecture. « Plus tard, tu comprendras… » semble d’ailleurs d’autant plus une suite grandiose de plans séquences qu’il a été tourné dans l’ordre chronologique et que les comédiens se sont complètement laissés prendre au jeu d’espace instauré par Gitaï. Ainsi, l’appartement de la rue du dragon de Rivka devient un lieu étouffant où les secrets enfouis du passé ne peuvent pas transpercer. Dès qu’ils vont parler de la guerre, les personnages se lèvent, d’agitent et la caméra semble avoir de la peine à les suivre à travers les murs. Ils se penchent donc souvent aux fenêtres pour parler plus légèrement, sinon librement. C’est d’ailleurs à la synagogue de la rue Copernic et face à l’échéance d’une maladie mortelle que Rivka se décide enfin à parler à ses petits-enfants.

Incroyablement virtuose du point de vue de la photo (signée Caroline Champetier) du sens de la chronologie et du mouvement, et servi par de tout grands acteurs « Plus tard… » est néanmoins profondément maladroit. Dans ses dialogues, d’abord, parfois terriblement banals pour couvrir ce qui affleure de dangereux dans le silence, dans sa narration – notamment au moment de la scène parfaitement reconstituée dans la mémoire de Victor sur la rafle de ses grands-parents- et dans les brusques mouvements des personnages. Cette maladresse de fond dans un écrin parfait de forme est voulue et rend parfaitement compte des soubresauts douloureux de la mémoire.

Gitaï partage avec l’écrivain israélien Aharon Appelfeld la conviction que lorsque la génération des rescapés ne sera plus ce sera à l’art de conserver la mémoire de ce passé qui ne passe pas et laisse des traces sur plus de trois générations. Il prouve avec ce film que son art à lui est capable d’épouser le rythme saccadé et de signifier la douleur d’un souvenir qui est d’autant plus violent qu’on en hérite et qu’on est obligé d’imaginer et de reconstituer ce qui s’est passé.

Sa claustrophobie est à la fois belle, dérangeante et salutaire.

« Plus tard tu comprendras », de Amos Gitaï, d’après le roman de Jérôme Clément (Grasset), avec Jeanne Moreau, Hyppolite Girardot, Emmanuelle Devos, Emmanuelle Blanc, 2008, 1h28.