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Roman : Un moment d’oubli, d’Abdelkader Djemaï

Lundi 27 avril 2009

L’auteur du « Nez sur la vitre » et de « Camping » (Seuil) est de retour avec un roman fin et intimiste qui plonge dans la mémoire poreuse d’un homme en deuil. Où l’on apprend que l’immigration peut aussi être un phénomène intérieur pour ceux et celles qui ne peuvent plus vraiment vivre comme les autres.

Une voix intérieure parle depuis un corps décharné. Le laisser-aller est voulu. Jean-Jacques Serrano est un fils d’immigrés italiens bien intégré. Heureusement marié, père de famille, et flic garant du respect de la loi française, sa vie a été brisée, coupée en deux pour s’essouffler sans parvenir à repartir. D’ailleurs, il ne désire pas que le fil normal des jours reprenne. Il regarde ses dents tomber une à une, et il lui reste simplement la mémoire. Celle obsédante et bloquée de la rupture, et celle, plus heureuse des jours passés.

Court et écrit à bout de souffle comme un long chant désespéré, « Un moment d’oubli » marche en somnambule vers une explication nécessairement incomplète car incompréhensible. Pourquoi un homme décide-t-il de quitter un travail dont il est fier et une femme qu’il aime pour sombrer dans une passivité de mort-vivant ? Pourquoi l’histoire s’est-elle arrêtée pour laisser place à une mémoire aussi minérale qu’ogresse ? Comment entre-t-on dans un deuil sans fin ? Et comment choisit-on la dissimilation s ans renouer avec aucune tradition ? Si le lecteur a le fin mot de l’histoire, il ne comprend jamais vraiment cette obstination morbide. L’écriture mûre comme un fruit alcoolisé d’Abdelkader Djemaï travaille l’étrangeté de la voix qui se livre sans jamais se débarrasser ni de sa solitude, ni de son poids. Les images s’entrechoquent : les souvenirs d’une enfance dans une ville française des années 50 entre Tati et Fellini, le blues du policier à l’américaine et la déchéance présente, recréant le puzzle d’une âme morte qui reste toujours et encore étrangère.

Abdelkader Djemaï, « Un moment d’oubli », Seuil, 86 p, 13 euros

« Des couleurs, tu n’en as plus, et loin des tiens, de tes meubles, de ta ville, de ton climat et de tes habitudes, tu es devenu, là aussi, par la force des choses, un émigré, même si tu n’as pas l’accent ni le physique typé. Un émigré de l’intérieur, un naufragé du dedans, un Blanc de race européenne, de confession chrétienne, non pratiquant et né après la guerre, dans le quartier de la Bussatte, un mercredi 27 octobre à 15h30. Un errant aux cheveux gris et aux yeux marron, mesurant un mètre soixante-douze, pesant cinquante-deux kilos, et ayant comme signe particulier une cicatrice sur la mâchoire droite. Un clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays. Mais à la différence de beaucoup de gens venus d’ailleurs, tu sais lire et écrire. Tu connais tous tes droits et tu as la force aussi de te foutre du regard des autres, de leurs paroles, des petits coups de canif qui laissent le cœur en sang » p. 53-54.

Yaël Hirsch

Chloé Delaume ouvre à nouveau le caveau familial

Mardi 20 janvier 2009

L’auteure du “Cri du sablier” est de retour avec un roman gothique et visceral où le linge sale familial s’expose au cimetière. Expérimentale, toujours, Chloé Delaume (alias Nathalie Dalain dans la vie) veut tuer sa grand-mère par le biais d’un roman.

Coup de théâtre dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume. Passé trente ans, le personnage apprend que sa scène originelle (son père a tué sa mère et s’est suicidé sous ses yeux quand elle avait dix ans) n’en est peut-être pas une puisqu’elle apprend par une cousine que son père n’était pas son père. Elle en veut mortellement à sa grand-mère, cette femme froide qui ne pensait qu’à se faire les ongles le jour de l’enterrement de sa mère, de lui avoir caché ce secret. Elle lui en veut tellement qu’elle voudrait la mettre à mort à travers ce roman.

Initialement « Dans ma maison sous terre » devait s’appeler « Le livre des morts ». Et, de fait, tout se passe dans un cimetière, où Chloé entretien de longues conversations avec Théophile, écrivain raté et romantique nécrophage. Gothique, adolescente encore à 35 ans et irrésignée, Chloé estime qu’il est scandaleux de cacher aux vivants ce qu’il advient du corps des morts. Alors, elle gratte la terre avec sa plume tout au long de ce roman, déterrant les paisibles morts des autres et ceux de sa famille. Une expérience qu’elle veut limite, comme toutes ses transgressions littéraires et qui la met à nouveau face au plus grand danger : la folie, l’hôpital psychiatrique et donc le discrédit alors qu’elle veut crier, s’exposer, se faire entendre. L’assassinat est la seule voie possible. Mais le mort qu’il faut n’est peut-être pas la vieille grand-mère médiocre…

Fascinant, ce roman l’est bien sûr par sa cruauté, et sa violence d’un face à face avec la folie et la mort que seule l’écriture peut soutenir. Mais encore plus intéressant et le jeu de l’autofiction, où le texte déborde dans tous les sens. Truffé de citations (Jean-Jacques Schuhl, Jacques Lacan, Henri de Montherlant et Sacha Distel), d’hypothèses (Qui est son vrai père ? Comment a eu lieu la conception ? Est-elle le fruit d’un avortement raté ? Sa mère a-t-elle passé un pacte avec l’homme qui l’a élevée jusqu’à dix ans ? Quel est l’avenir de l’édition du livre ?), et d’intertextes (Vian, Semprun, Darrieussecq et nombre de contemporains de Chloé), « Dans ma maison sous terre » continue sur le site de l’auteure sous forme « requiem expérimental » composé par Aurélie Sfez.

Chloé Delaume, « Dans ma maison sous terre », Seuil, 17 euros.

« Sur la paroi de mon cerveau, la sueur glisse, une honte au rabais. Plus je réfléchis au-dedans plus je me sens graine de fatum, pourriture au creux du ventre, le témoin licencieux d’une ironie tragique qui ferait de moi l’innocent coupable. Fruit de la guigne et du travail d’un homme. Je suis la plaie de ma famille. Je refuse de cicatriser » p. 87

Livre : Makine retourne en URSS

Lundi 19 janvier 2009

Le dernier roman d’André Makine confronte la Russie d’aujourd’hui et celle de la période soviétique. Un auteur russe exilé à Paris revient dans un St Petersbourg bouillonnant pour son tricentenaire et retrouve sous le vernis moderne et capitaliste les blessures profondes de l’URSS.

La Russie est une Atlantide souvent magnifiée en objet littéraire par ses auteurs en exils. C’est Tchékhov, bien sûr, mais aussi les samzdat, Nabovov et l’Archipel du Goulag. Exilé depuis de longue années à Paris où il vivote de son art d’écrivain raté et se nourrit de son mépris pour la littérature contemporaine, Choutov chérit une image distordue, de sa Russie natale. Quinquagénaire, il partage cette image figée de sa patrie avec Léa, une jeune provinciale ambitieuse montée à Paris. Lorsque Léa le quitte, Choutov n’arrive pas à se remettre de cette mort annoncée d’un amour faussé. Il décide alors de retourner dans son pays pour y retrouver sa première flamme, Iana.

Mais il tombe dans un St-Petersbourg en pleine effervescence, fêtant avec tambours et beaucoup de mauvais goût son tricentenaire. La jeune adolescente timide qu’il avait laissée pour fuir à Paris s’est transformée en parfaite capitaliste, dents longues, apparence parfaite, et débordements postmodernes à la clé. Choqué et amusé par ce nouveau pays où il ne retrouve ni ses marques, ni sa jeunesse, il rencontre par hasard dans l’appartement de Iana Volski, un vieil homme apparemment sourd et muet, que la jeune-femme envoie à l’hospice pour récupérer tout l’espace. Lors d’une veillée devant la télé, Volski se met à parler et transmet à Choutov en quelques heures l’histoire d’une vie banale et terrible à la fois : front russe, famine, hécatombes et goulag ont été le quotidien de cet homme soviétique comme les autres. Mais un amour profond a éclairé son ciel sans Dieu et sans idéal. Le pèlerinage de Choutov (qui veut dire Clown en russe) lui permet de découvrir une réalité russe qu’il n’attendait pas, bien moins littéraire et bien plus vivante que ce qu’il attendait. Mises en perspective, les amours malheureuses de l’écrivaillon russe-parisien semblent dérisoires.

Déroutant par sa structure le récit commence par se pencher sur la vie vide de Choutov pour nous emmener plus tardivement vers son cœur battant : « La vie d’un homme inconnu » en Russie soviétique. Avec intensité et simplicité, on y apprend que malgré la faim, l’injustice, et même la mort banalisée, un homme peut-être plus heureux dans un goulag à regarder vers le ciel pour y communier avec son amour que dans un salon au chaud à regarder la télé et les millions de possibilités de jouissances qui s’offrent à lui. Immense styliste, Makine mêle empathie, pudeur, et humour dans ce très beau roman. Peut-être suggère-t-il un fil rouge de continuité historique dans cette fameuse « âme russe » qui est entrain de se perdre dans l’orgie d’un peuple affamé de biens matériels. Mélancolique, grave, et passionnée, cette âme a peut-être su quitter les saynètes provinciales de Tchékhov et survivre au régime stalinien. Elle aurait continué à fouiller au-delà des apparences et des idéaux trahis pour garder l’humain en l’homme, malgré tout.

André Makine, « La vie d’un homme inconnu », Seuil, 21 euros.

« ‘ Vous savez, je n’en veux pas à votre amie Iana, dit le vieillard et il repose sa tasse sur la table de nuit. Ni aux autres, non plus. Ce qu’ils vivent après tout n’est pas enviable. Vous imaginez, il leur faut posséder tout cela !’

Sa main fait un large geste et Choutov voit clairement que ce ‘tout cela’ c’est le nouvel appartement de Iana mais aussi ce long écran du téléviseur et ce reportage sur l’élite russe installée à Londres, leurs hôtels particuliers et leurs résidences de villégiature, et ce cocktail où ils se retrouvent entre eux, et toute cette nouvelle façon d’exister que Choutov ne parvient pas à comprendre.

‘Nous avons eu finalement une vie si légère ! dit le vieil homme. Nous ne possédions rien et pourtant nous savions être heureux. Entre deux sifflements de balles, en quelque sorte…’

Il sourit et ajoute sur un ton de boutade : ‘Non mais regardez ces pauvres gens, ils souffrent ! » p. 276

Vingt pieds sous terre tu « père » encore

Vendredi 16 janvier 2009

Le biographe de Maurice Sachs écrit à son père après et malgré la mort de celui-ci. Un roman court, vivant, immédiat et touchant de franchise.

Après la mort de son père, Henri Raczymow lui parle encore. Pour ressusciter leurs dialogues quotidiens, brefs, mais tellement nécessaires, au téléphone. Pour lui dire qu’il écrit ce livre et lui faire comprendre qu’il l’écrit comme il l’entend : c’est-à-dire comme une évocation puissante plus que comme un compte rendu fidèle de la vie de son géniteur.

Bien sûr le père d’Henri Raczymow est ce juif impressionnant, d’origine polonaise, qui a résisté à l’occupation allemande et survécu à la guerre. Mais son fils ne veut pas le décrire comme une figure écrasante. Loin d’être le père de la horde freudien, Etienne Raczymow est aussi un vieil homme malicieux, avec un corps. Ses radotages et ses heures passées aux toilettes à lire sont aussi présentes que ses idéaux sociaux et sa générosité filiale. Ecrit dans l’urgence, et comme nourri de la nécessité de prolonger un lien toujours trop brusquement rompu, ce petit roman a la force de ses maladresses, et le respect de ses impertinences.

En filigrane, on y découvre un autoportrait du fils, confronté au manque qui surgit brusquement, à tout moment de la journée, et à la difficulté de se voir soudain héritier financier d’un père communiste. Transformé en « nabab », Henri Raczymow peut se payer des déjeuners de Bourgeois Bohême pour continuer seul, au bord su canal St Martin les dialogues qu’il entretenait avec son père.

Difficiles, mais naturelles et dénuées du sentiment de culpabilité qu’on attendrait peut-être, ces conversations post-mortem ne font pas l’éloge d’un fantôme parmi les fantômes d’une famille décimée par la Shoah. Bien au contraire, elles sont ancrées physiologiquement dans un quotidien d’homme posé et lui-même vieillissant.

A mille lieues de la plombante « Lettre au père » de Kafka, « Te parler encore » est un entretien imaginaire et néanmoins terriblement vivant qui laisse même son droit de réponse au mort.

Henri Raczymow, « Te parler encore », Seuil, 13 euros.

« – Tu m’apporteras le livre quand on se reverra… C’est un livre sur quoi déjà ? – Je fais un livre sur toi, papa. – C’est vrai tu me l’as dit. J’oublie toujours ce qu’on me dit, de plus en plus, j’ai l’impression de me dégrader, d’aller vers… je ne sais pas quoi… Tu parles de ma Résistance ? De ma mère qui n’est pas revenue ? – Je vais forcément en parler, je ne sais pas encore comment. – Tu devrais écrire un vrai roman, au lieu de faire comme tu fais d’habitude… ce qui me manque le plus, tu ne me croiras pas, c’est la télé, c’était une bonne occpation, une agréable façon de… d’attendre la …- Mais si, je te comprends, papa, je te comprends parfaitement. Je te reçois cinq sur cinq. D’autant que moi aussi, comme toi… Comme beaucoup de gens finalement. » p. 25