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Adieu Jorge Semprun

Mercredi 8 juin 2011

Évidemment, nous savions que sa santé était mauvaise, nous nous y attendions. Mais évidemment aussi, personne à la rédaction ne voulait commencer à préparer cette nécrologie que je viens d’écrire d’un ton neutre dans toutelaculture.com cachant si bien les yeux embués.

Les livres de Jorge Semprun m’ont vraiment – à plusieurs reprises- sauvée. Le lire était le seul moyen, dans les années noires de l’adolescence, de me permettre -parfois- d’échapper aux fantômes. D’arrêter de lire, nuit et jour, des témoignages, encore des témoignages. Quand, après trois semaines sans sommeil et hors de la vie, trois semaines de grand froid de pattes de mouches venues d’ailleurs et de si près, je reprenais un de ses romans, il me parlait de Char, de Baudelaire, de Zarah Leander le dimanche aux projections du camp. De Kafka, aussi, de Zoran Music et surtout de Paul Celan. “Pavot et mémoire” est vite devenu mon recueil de prières à ces fantômes si exigeants. Grâce à Semprun, je me suis tournée vers la littérature et non l’histoire . A ses côtés, je sortais d’une mémoire qui n’était pas la mienne mais me recouvrait entièrement. Avec lui, je pouvais m’intéresser un peu à autre chose. Je reprenais goût à la littérature européenne, comme si, émissaire honnête des fantômes de plomb assis sur mes épaules, il m’en avait donné la permission.

J’ai pourtant découvert Semprun tard. En terminale, je crois, si bien que j’avais exactement le même âge que lui, quand il est entré en Résistance. Je n’étais qu’un mauvaise scientifique planchant sur ses maths difficiles et cherchant des parcelles de choses plus vraies, plus charnues, dans les romans. La Deuxième Guerre était encore taboue à la maison et je lisais sans rien dire, en cachette, depuis l’âge de 8 ans, ces fameux récits du désastre. A dix-sept ans, enfin émancipée et ayant même le droit de traverser la rue seule et de prendre parfois le bus ( mais pas encore le métro), je courais à chaque début de vacance scolaire m’offrir de quoi me nourrir à la Fnac. La librarie de mon enfance, rue Du Pont des Loges avait déjà fermé depuis longtemps, et c’est dans les rayons lyophilisés du grand magasin des Ternes que j’ai pêché “Le Grand Voyage”. J’y ai surtout retrouvé les rails, l’enfermement, et un air rare et trop connu pour que le bruissement de vie puisse me parler, derrière le bois pourri, la suffocation et le bruit du métal. Bien plus tard, le Noël de mon année d’hypokhâgne, une amie m’a conseillé “L’écriture ou la vie”. Qui est demeurée une planche de salut et un point de repère dans ces années si douloureuses où seules les marches désœuvrées dans Paris, le froid du sol de la salle de bain contre ma tempe et l’annihilation mesurée de la musique baroque, me tenaient à distance d’une vraie folie. C’est avec Semprun que j’ai passé et à ma grande surprise obtenu le concours de sciences-po. C’est avec lui et l’érotisme enfin proche de sa Montagne Blanche, que j’ai tenu bon face à l’ennui et la superficialité de ce qui nous était offert en deuxième année. Lui et Duras. Pèlerinages nombreux, là où ils se rencontraient, chez elle, 5 rue Saint Benoît. Lui et Duras et bien sûr Resnais dont l’esthétique est demeurée la plus juste pour moi, quand il s’agit de marquer l’incompréhensible et son tango de Rupture.

Et, toujours dans ce quartier si beau d’une nouvelle école hostile, j’ai pu lui dire, de vive voix merci. Ma meilleure amie et moi avons eu la grande chance d’être conviées pour le thé dans son bel appartement de la rue de l’Université, grâce à une très proche amie de ma mère. Étrange expérience que de rencontrer ce grand lion tellement humain, tellement vivant, pour une jeune-fille trop bien éduquée et trop timide de 19 ans. Il était déjà fatigué, attristé par le décès de sa femme, mais terriblement présent et à l’écoute. Quand je lui ai demandé s’il pouvait ou comptait aussi écrire en dehors de son expérience – de la fiction pure-, il a souri, et m’a dit qu’il ne savait pas s’il le pouvait. Comme si l’écriture dévorant la vie ne suffisait pas. Il y avait aussi la vie dévorant l’imaginaire. Semprun a ajouté qu’il essayait de le faire, qu’il était revenu à sa langue maternelle pour écrire vraiment.

J’ai été un peu déçue par “Vingt ans et un jour”, et je crois bien que j’ai commencé l’espagnol pour pouvoir le lire dans l’original. Toujours très bonne élève, avec mes cinquante mots de Castillan, j’ai ému mon prof aux larmes lors d’un exposé sur sa vie et son œuvre. Puis je me suis détachée de Semprun. J’ai posé ses livres sur mes étagères, suis parfois tombée sur lui à la télévision ou dans un débat sur la mémoire, mais j’ai volontairement coupé tout lien intime avec mon départ aux États-Unis. Car les romans de Semprun se sont mis à représenter une période trop dure, un gouffre de ma vie.

Quand des connaissances me disaient qu’il allait mal, que sa santé se dégradait, ou quand je le voyais moins flamboyant sur le petit écran de mon studio, je croisais les nerfs et évacuait la possibilité. de sa disparition. Il m’est aujourd’hui encore impossible de croire qu’un ancien déporté dans un camp nazi -même Buchenwald- puisse vraiment mourir. Et pourtant, l’âge est venu. Et ce soir, j’ai calmement écrit cette nécrologie glaciale. Et ce soir, je me sens étrangement proche de lui. Peut-être parce que sa mort est aussi un adieu à mon adolescence”.