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Adam Thirlwell : « Je veux toujours créer une tension entre deux vérités contradictoires »

Mercredi 20 janvier 2010

Près de 7 ans après le coup d’éclat de « Politique », l’écrivain britannique Adam Thirlwell est de retour avec un nouveau roman, « L’Évasion » (voir notre article). Fin psychologue, grand moraliste ironique, et pratiquant un exhibitionnisme qui vaut pour la sexualité de ses personnages aussi bien que pour la structure de ses romans, Thirlwell ne laisse personne indifférent. Dans un Français parfait, et avec une franchise aux antipodes de toute évasion, il a répondu à nos questions…

Il n’y a pas d’opinion moyenne sur vous. Soit la critique vous encense soit elle dit que vous êtes insupportables. Comment expliquez-vous que vous soyez un auteur tellement controversé ?

Je ne sais pas exactement. C’est vrai qu’il y a un côté de moi qui aime provoquer, c’est vrai que j’aime un ton avec un peu de désinvolture et je crois que quand on ne veut pas prendre, ou si on fait semblant de ne pas prendre au sérieux des choses assez importantes, ça peut énerver les gens. Il y a des lecteurs qui aiment ce ton, aiment voir des choses sérieuses traitées d’un ton léger. Mais il y a aussi un genre de lecteurs qui se sentent offensés, qui se sentent attaqués presque, ce que je ne comprends pas très bien. Mais en même temps, je pense aussi que c’est lié à l’utilisation que je fais du « je » dans mes livres. Si on met en scène le narrateur comme ça, la distance entre le lecteur et le narrateur disparaît un peu. Et donc chaque lecteur se sent obligé de réagir au narrateur. Quelquefois Je reçois des lettres de certains lecteurs qui me disent « Je ne sais pas pourquoi je t’écris cette lettre. C’est simplement parce que j’avais l’impression que tu me parlais pendant un mois, et maintenant je me sens obligé de répondre ». Alors peut-être que c’est cela ? Mais au fond je ne sais pas. C’est peut-être un signe de quelque chose, mais je ne sais pas exactement de quoi.

Le personnage du narrateur joue-t-il le même rôle dans « Politique » et dans «L’Évasion » ?
Le narrateur ne joue pas le même rôle. Ce qui est commun entre les deux, c’est que c’est une version de moi ; c’est une version du romancier, et ce n’est pas tout à fait un personnage, ce n’est pas tout à fait quelqu’un qui est absolument fictionnel dans le livre. Dans « Politique », ce personnage était beaucoup plus exhibitionniste. Je voulais exposer la structure du roman, je voulais jouer avec ça. Cela m’amusait de faire un roman qui était en même temps une mise en abyme du roman. Alors que dans  «L’Évasion », l’important pour moi était que le narrateur dise qu’il est l’ami du personnage principal. Le centre du livre tourne autour de l’idée du secret, de l’intimité, du privé. C’est à l’intérieur du récit, parce que Haffner a dans sa vie un grand secret à propos de sa femme. Et en même temps, du point de vue de la structure, je suis toujours intéressé par ce qu’un auteur peut faire avec un personnage. Comment peut-on parler d’un caractère de manière aussi autoritaire et de manière si omniscient ? Dès qu’on a ce narrateur, double de l’auteur, qui dit qu’il est l’ami du personnage, cela complique les choses. S’il est fictionnel, comment dans la fiction, comment connaît-il l’histoire très privée de Haffner ? Et en même temps si le narrateur c’est moi, et que je suis aussi l’auteur, comment Haffner peut-il m’échapper ? Je pense que l’évasion vraie c’est vers la fin du roman, quand le narrateur dit qu’il ne sait pas comment définir Haffner. Il y a tous les titres de chapitres avec les adjectifs de Haffner : « Haffner déchainé », « Haffner hors temps », « Haffner gastronomique »…. et j’ai émis l’idée que ça pourrait continuer à l’infini, on pourrait ajouter des centaines d’adjectifs contradictoires. Mais à la fin Haffner disparaît et pour moi c’est parce que le narrateur a décidé que c’était impossible de le définir. Voilà pour moi la grande évasion du personnage.

Le personnage du petit-fils est-il un double du narrateur ?
Dans la fiction le petit fils et le narrateur se sont connus. Ce sont des amis mais pas très proches. Il y a un certain dédoublement. Le narrateur évidemment est jeune comme le petit fils, mais son caractère est un peu différent. Il y a des moments où le narrateur dit : « Selon Benjamin, Haffner est comme ça, mais d’après moi, non ». Et ça c’est important. La grande différence c’est que le narrateur est beaucoup plus ironique et sarcastique que le petit fils qui est beaucoup plus agréable, qui est beaucoup plus mignon.

A 78 ans, Haffner peut-il  transmettre son expérience d’homme?
Selon Haffner non, parce qu’il refuse de jouer un rôle didactique, il ne veut pas être un modèle pour les jeunes. Ou alors qu’il veut être un modèle, c’est un modèle d’infidélité, de trahison, de désir, ce qui est l’inverse du modèle classique qui est plus moral. Haffner veut seulement être lui-même. Il veut échapper au rôle de quelqu’un lié à sa famille, qui est lié aux générations précédentes. Aussi il ne veut pas être le modèle de quelqu’un d’autre. Il veut être seulement libéré. Libéré du passé, de l’histoire, des volontés des autres. Ce que j’ai aimé c’est la comédie d’Haffner  : il  est tiraillé par le problème de vouloir être lui-même seulement, alors qu’en même temps, il dépend nécessairement du désir des autres. C’est ce va et vient qui m’a intéressé. Il veut échapper à quelque chose qui est peut-être imaginaire, je crois. Le genre d’évasion dont il rêve c’est un idéal impossible, ce n’est pas réel, c’est un fantasme.


Y-a-t-il quelque chose de vraiment anglais dans le judaïsme de Haffner ?

Oui, je crois, vraiment. C’est un thème qui m’a beaucoup intéressé depuis longtemps, parce que moi je suis juif, mais je suis mi-juif parce que ma mère l’est et mon père non. J’ai une relation spéciale avec le judaïsme anglais. Ma famille juive est comme Haffner, elle est très anglaise, d’abord anglaise et après juive. Et ça je pense que c’est très répandu parmi les juifs anglais. Ce n’est pas du tout comme en Europe ou en Amérique où je pense que l’identité juive est beaucoup plus forte. Je pense que cela est lié au fait qu’on a échappé un peu à l’Histoire en Angleterre, ce n’est pas la catastrophe, ce n’est pas la tragédie. Alors, il y a une relation un peu étrange, parce qu’on a été touché évidemment par la tragédie historique et en même temps c’était rien. Quand je construisais ce livre, je lisais le juif imaginaire d’Alain Finkielkraut. Et ce que décrit Finkielkraut dans son essai est encore vrai aujourd’hui pour beaucoup de juifs anglais. Beaucoup de juifs anglais sont des juifs imaginaires qui essaient de se revendiquer d’une histoire qu’ils ne possèdent pas vraiment. Dans l’évasion le personnage du petit fils, Benjamin, est vraiment un juif imaginaire. C’est un gamin complètement anglais, il a grandi dans la banlieue très bourgeoise, mais pour lui, il est touché par la tragédie de son peuple. Alors qu’Haffner, qui est beaucoup plus proche de la tragédie, veut la refuser. Oui je crois que c’est vraiment un paradoxe anglais.

De quoi faut-il avoir le plus peur, avoir du désir et ne pas pouvoir le réaliser ou ne plus avoir de désir ?
Il y a un moment dans le livre ou je dis que la comédie d’Haffner est de posséder des désirs qu’il ne peut réaliser, alors que pour Benjamin, c’est l’opposé, il n’a pas même de désirs, il ne peut même pas les manier. Je pense qu’il y a une tragédie dans ces deux cas de figure. Je ne sais pas ce qui est le plus triste. Je suis toujours intéressé quand les gens disent que quand on est vieux cela n’est pas digne d’avoir du désir, qu’à un certain point on doit cesser de désirer. Et cela me semble extrêmement puritain. Si on pense que le désir est une valeur dans la vie, pourquoi lorsqu’on a 50 ans 60 ans devrait-on commencer à le refuser. Mais en même temps c’est évident qu’un homme de 78 ans qui tente de chasser les filles de trente ans, il y a une comédie là-dedans, c’est risible. En même temps, je n’ai pas de réponse ; ça m’intéresse que quelque chose puisse-t-être à la fois louable et risible.

Votre conception du roman a-t-elle changé entre « Politique » et « L’Évasion » ?
C’est difficile, parce que dans ma tête j’ai une théorie du roman plutôt bricolée. Dans « Politique », je révélais cette théorie en montrant comment le livre était construit, dans la tradition de romanciers comme Laurence Sterne en Angleterre. Mais ce qui est difficile c’est que quand on est à l’intérieur du roman, quand on travaille sur quelque chose on ne pense pas théoriquement, pas du tout, on fait ce qu’on peut avec le sujet, avec le matériel. Je peux voir des différences stylistiques, le narrateur est utilisé différemment, et le visuel est utilisé différemment. Il y a beaucoup  plus de poids sur les détails prosaïques. Mais je pense que je veux toujours créer une tension entre deux vérités contradictoires, j’aime toujours cela. Cela n’a pas changé ; il y a quelque chose d’un peu plus long dans l’évasion. Dans « Politique » j’étais obsédé par l’idée de faire les choses aussi économiquement que possible. Alors que dans « L’Evasion », je pensais un peu plus à travers les scènes. Ça m’amusait d’écrire une scène avec une certaine lenteur dans la description. Ce n’était pas aussi important d’aller au centre de la scène. Je pouvais m’amuser un peu autour du centre. En même temps, il y a des correspondances, car l’art du roman pour moi revient toujours à l’art du collage, à juxtaposer des choses un peu bizarres ou plutôt différentes l’une de l’autre. C’est là dans « Politique » mais aussi dans « L’Évasion ». Et dans « L’Évasion » il y a aussi une inspiration du théâtre avec la farce de boulevard, et du cinéma muet ; j’aime beaucoup les films de Buster Keaton, de Chaplin. Surtout avec cette scène qui ouvre le roman, avec un homme caché dans une penderie me rappelle le cinéma muet, quelque chose de complètement risible. La comédie physique comme ça m’intéresse beaucoup, c’est peut-être pour ça que j’aime beaucoup humilier mes personnages sexuellement. Parce que c’est une version de la comédie qui me rappelle la comédie de boulevard et le cinéma muet. Quand quelqu’un qui veut exprimer ses désir, mais la réalité l’en empêche toujours.

Adam Thirlwell, “L’évasion”, L’Olivier, trad. Anne-Laure Tissut, 22 euros, Sortie le 7 janvier.

Martin Page déclare à nouveau sa flamme à Paris

Mercredi 20 janvier 2010

Dans son nouveau roman, l’auteur de « On s’habitue aux fins du monde » et « Peut-être une histoire d’amour » campe un fonctionnaire de la mairie de Paris se trouvant engagé dans une entreprise de destruction et de reconstruction d’un morceau de la Capitale, à la suite d’une bavure policière. A la fois naïf et profond, le livre « La disparition de Paris et sa renaissance en Afrique » contrecarre l’apocalypse à grand renforts de tendresse.

martin-pageA Barbès, un jeune policier commet une bavure : alors qu’elle refuse poliment de lui montrer ses papiers, il frappe à la tête la grande femme d’affaire malienne Fata Okumi. Parce qu’il a donné tous ses pantalons à repriser et qu’il arrive un peu tard au travail, l’ « homme de l’ombre » qui écrit les discours du porte-parole du maire, se retrouve ambassadeur de Paris auprès de Lady Okumi. Une mission qui transforme en quelques jours cet homme tranquille…

Dans un style simple, réaliste, et parfois à la limite du tableau naïf, Martin Page décrit la psychologie d’un homme simple comme un paysage urbain. Avec un amour infini de Paris, un humour très poétique, et sans oublier de constater qu’un monde où un jeune policier blanc frappe avec une matraque une personne parce qu’elle est femme ou noire ou âgée est un monde en perdition, l’auteur saisit avec lenteur le bouleversement que peut provoquer une rencontre. Avec talent, et sans jamais perdre l’attention de son lecteur, Martin Page fait vivre tout le petit monde de son personnage principal pour le confronter à l’esquisse du grand monde de la famille Okumi. Et le choc des cultures n’a pas lieu ; la surprise d’un dialogue en pointillé laisse toute la place à une profonde compréhension. Dans la loi du Talion revue par Page, œil pour œil est la règle ; mais pas sans qu’apparaisse ailleurs, à Paris ou en Afrique, un autre regard prometteur.

Martin Page, « La disparition de Paris et sa renaissance en Afrique », L’Olivier, 16,50 euros.

« Personne aujourd’hui ne croit plus que les hommes politiques écrivent eux-mêmes leurs discours. Ils ont mieux à faire. Des gens comme moi jouent les Cyrano de Bergerac, écrivant les mots qui permettront à des hommes populaires de conquérir les cœurs. Et nous restons sans amour. Mais avec la conviction que nous participons à la naissance de choses qui en valent la peine. »p. 43

« Le Londres-Louxor », architecture utopique au cœur du nouveau roman de Jakuta Alikavazovic

Mardi 5 janvier 2010

Après le succès de « Corps volatils » (Goncourt du premier roman 2008), Jakuta Alikavazovic revient chez l’Olivier avec un autre roman où ses origines balkaniques et l’exil à la suite de la guerre de Yougoslavie apparaissent en filigrane d’une histoire d’amour et d’architecture très parisienne. Une énergie et une culture qui ne peuvent que séduire.

Dans un Paris Baal Babylone aussi bien hantée par son passé que fréquentée par une faune d’exilés venus de toute l’Europe de l’est, Esme est une jeune fille pas très sûre de sa beauté, assez réfléchie et timide à rebours puisqu’elle accepte d’endosser la représentation médiatique et télévisée de livres écrits par un autre. Elle traîne souvent au cinéma déserté le Londres-Louxor, dont les labyrinthes et les consommateurs ont la fâcheuse manie baroque de suggérer plutôt que de dénoncer. Un vieux garçon critique littéraire infect, Anton, tombe amoureux d’elle, via les livres qu’il n’a pas écrits. C’est toujours mieux que les hommes qui fondent pour Esme après un dépit amoureux avec sa sœur, et Anton et Esme forment un couple étrange et fascinant : lui, vieux garçon, détaché de tout confort matériel, ou de toute velléité de faire reconnaître son talent, et elle, si réservée qu’elle en disparaît presque de la page. Les tourtereaux vont-ils réussir à retrouver la sœur de Esme sans trop creuser dans un passé douloureux d’exil, de traditions brisées, de langues oubliées et de doute radical sur la nature de l’homme (et de la femme) ?

Dans un style drôle, rapide, et complice, la jeune Alikavazovic sait suggérer les trous noirs du passé, sans jamais s’appesantir sur une trop plombante mémoire. Luftmädchen peu banale, Esme erre dans les couloirs du Louxor, très critique vis-à-vis des séductions de braise de sa sœur et pourtant éperdument dépendante de son retour dans sa vie. Cosmopolite, postmoderne, et architecturalement très documenté « Le Londres-Louxor » est un roman français… qui ne ressemble pas à un roman Français, mais à une tentative digne du nouveau monde de recréer tout un pays sous-terrain à partir de la seule déficience de mémoire du personnage principal. Il y a à la fois du Borges et du Blanchot dans ces disparitions obscures et néanmoins tellement éclairantes sur les nostalgies sans centre de l’exil.

« Le Londres-Louxor », de Jakuta Alikavazovic, L’Olivier, 192 p., parution le 7 janvier.

« Il arrivait peu de choses à Esme ; tout était fait de façon à ce qu’il lui arrive le moins de choses possible. Elle était satisfaite de cette organisation. Elle voulait que sa vie soit à l’image des lieux qu’elle occupait. Elle vivait dans un studio très simple ; d’un regard on y voyait tout. Cela la rassurait. Elle avait des meubles de série, scandinaves, qu’elle avait montés elle-même. Sans les livres disait sa sœur, son appartement aurait eu l’air un peu spartiate. Sans les livres il aurait eu l’air militaire. »

Adam Thirlwell, L’évasion

Mardi 5 janvier 2010

Le jeune Adam Thirlwell est un phénomène de l’édition britannique. Après avoir fait parler de lui en vendant de nombreuses copies de son « Politics » (2003) qui mettait en lumière les contradictions d’un gentil couple prêt à faire de nouvelles expériences sexuelles pour ne pas rester has-been, il avait été critiqué vertement pour son deuxième opus. Son troisième roman, « L’évasion » renoue avec les grands thèmes de la littérature juive de diaspora (obsessions sexuelles, peur des femmes, déracinement et élégance quand même). Un livre à la fois drôle et sensible où les générations Joseph et Philip Roth rejoindront avec plaisir celles qui ont pour Bible « Tout est illuminé » de Jonathan Safran Foer.

A 78 ans, Haffner hante en jogging les couloirs d’un hôtel de cure perdu quelque part en Mitteleuropa. Il n’a pas égaré son élégance mais juste sa valise pour la mission délicate qui consiste à récupérer une maison appartenant à sa défunte épouse Livia. Sous l’œil attentif du narrateur, qui collectionne les « haffnerismes » et autres histoires mythiques du vieux juif anglais, et dans les bruits de mandibules de son pieu petit-fils à moitié obèse, Benjamin le héros dont le désir ne s’émousse pas avec l’âge tombe amoureux pour la première fois depuis son mariage (pourtant largement adultère). ET le roman s’ouvre sur Haffner indignement coincé dans le placard de la chambre de sa belle prof de yoga albanaise qui lui offre ses ébats avec son petit copain en spectacle qu’elle veut humiliant. Vieilli, mais toujours blond et charmeur, Haffner entretient aussi une liaison avec une femme un peu plus âgée (la cinquantaine) qui tombe folle amoureuse de lui… Les seuls à ne pas succomber au charme du vieux juif sont les fonctionnaires en charge des restitutions des biens juifs. Le pot de vin est la seule grâce qu’ils comprennent…

Dans un décor qui oscille entre Badenheim 1938 et Hotel Savoy, Thirlwell quitte les atermoiements intimes d’un couple trentenaire avec la norme. Le wunderkind se lance dans l’anti-roman d’apprentissage d’un homme déjà fait, et que rien ne peut changer. Raide sans être courageux, patriarche et égoïste, libidineux mais pas libertin, son Haffner se sauve en faisant passer l’élégance britannique avant les tourments identitaires du juif. Plus proche de Herzog que de Portnoy malgré ses tardives expériences sexuelles masochistes, Haffner est pharmakon : à la fois poison (qui dit patriarche absent dit manque de structure) et antidote (une école de légèreté où le plaisir efface toute métaphysique) pour son pauvre petit fils écrasé de questions, de mitzvot, et de graisses. Parfois trop référentiel (l’effet Steiner) et assez précieux, si le texte est bien décrit, il n’est pas toujours bien écrit. Mais de nombreux aphorismes le caressent comme des vagues souples et éloignées.

Adam Thirlwell, “L’évasion”, L’Olivier, trad. Anne-Laure Tissut, 22 euros, Sortie le 7 janvier

« Là-haut, la lumière était pulvérisée. En dessous de lui, le Tibre roulait sa boue stagnante. Une brise donnait aux feuilles de peupliers des reflets argentés. Leur Pollen descendait en flottant, blanc, jusqu’au sol.
Haffner contemplait la cité éternelle en ruine à ses pieds. C’étaient les ruines pensa-t-il, qui justement étaient éternelles.
Oui, tel semblait être son schéma.
» p. 161

Rentrée littéraire : Lignes de femmes

Mardi 11 août 2009

Le nouveau roman de Véronique Ovaldé enchante et surprend. Jusqu’à toucher la corde sensible et délicate du mythe. Quatre générations de femmes indépendantes s’y succèdent, dans une Amérique latine imaginée. Sans conteste le plus beau livre de cette rentrée littéraire.

vera-candidaA quarante ans, après avoir longtemps vécu de ses charmes, Rose Bustamente se recycle dans la pêche et s’installe seule dans une petite maison au bord de la mer, à Vatapuna. Pauvre mais fière et heureuse, elle jouit d’une grande quiétude, jusqu’au jour où le milliardaire Jeronimo vient faire construire un palais dans le village et décrète que la maison de Rose lui bloque la vue. Avec infiniment de patience et malgré les rebuffades de Rose, il finit par la faire venir chez lui et l’enlève, comme dans un conte. Sauf que Jeronimo est loin d’être un prince : petit, mal foutu et mauvais amant, il se lasse petit à petit de Rose sans même avoir percé son mystère. Alors, elle rassemble les quelques robes qu’il lui a offertes, et retourne vivre dans sa cabane. Mais elle qui croyait être infertile se retrouve enceinte. Elle vit seule  avec sa fille, Violette, aussi jolie que sa mère mais très simple d’esprit, et qui couche très vite avec tout le village et se retrouve enceinte à l’adolescence. Malgré son amour, Violette est incapable de s’occuper de sa fille, Vera Candida, et Rose la matriarche vient chercher la petite et l’élève. Violette meurt très jeune, et Vera Candida apprend beaucoup de sa grand-mère. Lorsqu’elle aussi se retrouve enceinte à quinze ans, après avoir été violé, pour ne pas faire de peine à sa grand-mère, elle décide de quitter Vatapuna. Elle prend le bus pour la ville de Lhomeria, où elle survit comme ouvrière et culpabilise souvent de ne pas donner de nouvelles à Rose. Très bonne mère, elle vit presque en autarcie avec sa fille, Monica Rose, et se laisse très doucement séduire par un journaliste, Itxaga, qui prend la mère et la fille sous sa protection, après de longues années de patience. Mais il était écrit que c’est à Vatapuna que Vera Candida devait s’éteindre…

Fable enchanteresse évoluant autour de quatre figures de femmes fortes et mystérieuses, « Ce que je sais de Vera Candida » est un roman poétique, où Olvaldé invente tout un monde lointain. Les fidèles de Véronique Ovaldé retrouveront ses majuscules folles, et ces foules de détails si juste qui vont et viennent en ressac autour de ce mystère si troublant qu’est l’âme d’une femme. Contrairement à la défunte Irina de « Et mon cœur transparent » (L’olivier, 2008) les femmes sont bien présentes dans « Ce que je sais de Vera Candida », mais mues par un instinct de survie, elle agissent sans se révéler. Parfois elles se laissent envoûter par un homme, comme l’héroïne de « Les hommes en général me plaisent beaucoup » (Actes Sud 2003), mais quel que soit le degré de charme ou d’amour que les hommes peuvent leur procurer, elles se retrouvent toujours seules pour accomplir leur destin, en se recroquevillant sur une origine mythique. Le mythe est présent à chaque ligne, et sans qu’on puisse bien le saisir, on comprend comment à travers les forces et les faiblesses de quatre générations il participe à l’élaboration d’un monde éternel. Il y a du Garcia Marquez dans ce roman, et aussi du Duras, quand elle lit sa destinée à la lumière des origines indochinoises mythifiées. Son mythe, Ovaldé l’invente de A à Z. Il n’y a pas de comparaison possible, pas de piste biographique ou de référence érudite à saisir. Il suffit juste de se laisser porter par les légendes de Vatapuna pour retrouver ce qu’un roman réussi doit réaliser : nous parler par métaphores, le plus loin possible de nos nombrils.

Véronique Ovaldé, “Ce que je sais de Vera Candida”, L’Olivier, 2009, 19 euros.

« Vera Candida, un peu secouée de voir sa grand-mère se laisser aller à un apitoiement pâteux dont elle était si peu coutumière (mais comment Vera Candida aurait-elle pu deviner ce que ressentait une vieille femme qui perdait sa fille une nouvelle fois ?), obéit à celle-ci et grimpa la colline jusqu’à la Villa de ce grand père qu’elle n’avait jamais encore rencontré. Il vivait toujours dans sa maison en ruine et n’en sortait plus. Vera Candida portait une robe de coton rouge à bretelles, un châle crocheté noir et des tongs jaunes dont l’épaisseur de la semelle mesurait à peine plus de deux millimètres, ce qui lui permettait de sentir tous les infimes cailloux du chemin. Elle avait les cheveux nattés et arborait le même regard furieux que sa grand-mère. Avec le heurtoir, elle frappa à la porte au sommet des cent trente-deux marches (certaines manquaient, d’autres étaient recouvertes de lianes et dévorées par les intempéries, elle était tremblante mais tout de même un brin faraude, elle frappa une seconde fois la petite main de métal sur le support et entendit des loquets se décadenasser et des bobinettes choir. La vieille muette avait dû mourir depuis longtemps puisque ce fut Jeronimo en personne qui ouvrit, il avait les cheveux blancs et toujours les mêmes yeux verts d’iguane, il la vit et ne parut pas comprendre qui elle était » p. 79-80