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Les voix des traders en rade

Mardi 6 avril 2010

Mathieu Larnaudie, l’auteur de “Strangulation” (Gallimard, 2008) sort chez Actes Sud un roman qui se veut la caisse de résonnance des longs sanglots des “acteurs” principaux de la grande crise banquière et financière de l’automne 2008. Un roman exigeant, dont le style quasi-précieux coupe souvent tout souffle, à propos, et parvient à rendre compte de manière neutre et pourtant interne des longs sanglots des “effondrés” : ceux ont vu à un âge avancé leur monde de chiffres de de bling bling plus ou moins racés prendre fin.

En 24 chapitres, Mathieu Larnaudie attribue une parole intime sur la crise à quelques uns des principaux décideurs politiques et financiers qui ont vécu de l’intérieur la crise de l’automne 2008. Le lecteur reconnaîtra (ou non) madoff, Sarkozy, Merkel, Greenspan, le patron de Lehman’s Brothers la sacrifiée, ainsi que le PDG très classe d’UBS, et deux hommes d’influence qui se sont suicidés à cause de la crise. Il y a aussi un mystérieux milliardaire suisse, qui dans son anonymat conservé fait figure de “vrai témoin”.

Ayant vécu à New-York, Mathieur Larnaudie rend parfaitement compte du climat d’octobre 2008 à Wall Street. Il estime que son “texte fonctionne comme une cupe, au sens géologique du terme, une sorte de traversée, de long glissement en spirale  [dans les profondeurs] de ceux ] qui sont devenus les véritables figures de la représentation de la crise dans l’imaginaire collectif”. Beau et froid comme du granit, ce texte fige, entre deux strates d’intimité, le témoignage de ceux qui ont vu leur monde s’autodétruire avec un détachement cruel. Ceux qui adhérent aux phrases d’une page de l’auteur, entrecoupées de plusiuers parenthèses, et suffocant physiquement le lecteur, adoreront “Les effondrés”. Pour sa précision autant que pour sa concision. En revanche certains se trouveront pris d’une profonde crise de claustrophobie dans ce texte serré comme un noeud coulant autour du cou d’un condamné, et qui ne laisse aucune place à l’anecdote gratuite ou à l’humour. Précieux et pédant, Larnaudie peut se permettre de l’être car il a indéniablement un style. Et un sujet très fort. Qu’il parvient – et c’est encore plus fort- à traiter avec les sens mais sans aucune sensiblerie – voire aucune sensibilité.

Mathieu Larnaudie, “Les effondrés”, Actes Sud, 179 p. 18 euros, sortie le 7 avril 2010.

“… l’on avait pu prétendre que, maintenant que l’on avait su dire adieu au vieux fantôme  historial, le temps universel devrait, indéfiniment, se régler sur celui de l’échange, de la seule administration du mouvement des capitaux et de la marchandise, c’est-à-dire où l’on pensait qu’il était bon que le terme “Histoire” n’eût plus cours autrement que pour désigner les menues inflexions qui orientaient les humeurs du marché, les fluctuations de l’économie mondiale, lesquelles avaient, précisément, pour principe de permettre que des monstres comme celle-ci devinssent la propriété d’une caste d’individus remarquables – ceux, probablement, ainsi que l’on put l’entendre prononcer un jour  à un célèbre publicitaire se flattant de compter parmi eux, qui avaient “réussi leur vie”- et de garantir qu’elles le fussent; mais bien plutôt une représentation stylisée de l’instant soudain où (de l’heure à laquelle) s’était constituée cette scène globale, nébuleuse et simultanée, cet accident planétaire dont le mot “crise” était le nom…”p. 73

Livre : Souffle couplés de Gérald Tenenbaum

Dimanche 7 mars 2010

L’auteur de l’ «Ordre des jours » (Eho, 2008, voir notre article) continue son enquête sur la mémoire, en interrogeant cette fois-ci celle d’un jeune homme traumatisé dans l’enfance et qui ne peux rassembler ses souvenirs qu’en remontant, image pas image, le temps. Structure extrêmement maîtrisée, écriture au scalpel, et justesse psychologique sont les trois atouts de ces « Souffles couplés ».

A la suite d’un accident traumatisant dans son enfance, Alex a du quitter le chalet familial de Savoie à l’âge de 11 ans. Vingt-sept ans plus tard, il est barman à Grenoble. Avec deux collègues, il travaille avec précision au café des deux mondes. Il ne sait plus lire, mais peut se souvenir de tout : en « globant » le passé, c’est-à-dire en le re-visionnant image par image, il peut se rappeler de chaque geste et de chaque client. Ce talent est parfois exploité par Maggy, capitaine de police. A part ses collègues et Maggy, Alex fréquente une autre femme : Sandra est psycholinguiste et aide Alex à retrouver la mémoire de son passé. Un homme est tué dans le parc devant le café où travaille Alex. Maggy lui demande de se rappeler si celui-ci faisait partie de ses clients. Par ailleurs le club de boxe que tient un ancien brigadiste italien et ami de Sandra est mis en cause dans ce meurtre. Il risque de se faire expulser de France. Sandra demande à Alex de l’aider à sauver son ami ; pour ce faire, ils entreprennent ensemble un road-trip entre la Savoie et le Val d’Aoste qui replonge Alex dans son passé…

Avec une intrigue fouillée, et déroulée selon une structure parfaitement maîtrisée, « Souffle couplés » nous entraîne dans la quête de mémoire d’Alex comme dans un thriller. En quelques mots, Gérald Tenenbaum sait brosser tout un portrait : par exemple celui de Sandra, superwoman qui maîtrise tout, sauf sa dureté, à la fois adorée et rejetée par son mari psychanalyste dont elle ne partage pas la religion. Et l’ensemble du livre fonctionne avec une économie impressionnante : pas de gras, pas d’aphorismes gratuits, mais uniquement des éléments épars : ceux du présent et la mémoire qui revient en italique du passé. Les deux narrations finissent par se rejoindre pour dessiner la trame de l’action. Un roman élégant où l’on apprend à se souvenir pour pouvoir enfin oublier.

Gérald Tenenbaum, « Souffles couplés », Eho, 202 p., 17 euros, sortie le 11 mars 2010.

« Alex observe sans regarder. Chaque détail est gravé, chaque image est rangée, album implacable dont les pages s’ouvrent toutes seules, comme au vent de mer, lecture forcée, gavage inflexible. » p. 19

Roman : Philippe Djian, Incidences

Vendredi 26 février 2010

Philippe Djian est de retour, avec un livre qui oscille entre le roman d’apprentissage et le film noir. Un scénario bien ficelé autour d’un monstre de plus en plus sympathique au fur et à mesure que le lecteur entre dans l’univers nihiliste et néanmoins sensible d’un raté que même l’amour ne peut sauver.


Marc a dépassé la cinquantaine. Alors que lui-même a fini par comprendre qu’il n’avait pas de talent pour écrire, même trois lignes dans son journal intime, il s’accroche à son travail de professeur de « creative writing » parce que cela lui permet de coucher avec ses étudiantes. La relation fusionnelle qu’il entretient avec sa sœur, Marianne, après qu’ils ont fait bloc contre des parents qui les battaient, fait barrage contre toute autre sorte de relation avec les femmes pour Marc. Jusqu’au jour où une de ses jeunes groupies en état d’ébriété avancé meure dans le lit à côté de lui. Après s’être débarrassé froidement du corps, le respectable professeur rencontre la belle-mère de la jeune morte. Et c’est le coup de foudre physique et intellectuel, et aussi la première fois que Marc voit une femme de plus de 26 ans. Mais son nouveau statut d’amant possédé le force à prendre des risques qu’il n’aurait jamais pris dans ses historiettes passées. Peut-on apprendre l’amour aussi tard ?

Construit comme un scénario de film, « Incidences » commence sur la route qui mène Marc chez lui, et les premières lignes contiennent en germe tout le livre : le goût d’échec de la petite Fiat 500 pour celui qui aurait voulu être un auteur marquant, l’indifférence du antihéros pour sa nouvelle dulcinée et le sentiment claustrophobique d’un schéma toujours répété et ennuyeux, même quand il est poussé jusqu’à la tragédie.
En le faisant entrer par cercles dans le monde désenchanté d’un raté incestueux, qui pour son malheur est très lucide sur sa situation, Philippe Djian plonge le lecteur dans un monde noir et grinçant, mais qui demeure – et c’est génialement gênant- très humain. L’obsession sexuelle, le tabou du professeur acceptant les avances de ses étudiantes, et les références très américaines du livre font penser à du Philippe Roth à la gauloise et repeint en noir. Mais certains retournements (les femmes de quarante ans sont finalement plus intéressantes que celles de vingt, l’autorité universitaire grogne mais ne condamne pas…) prennent à rebours ce thème de l’accès interdit aux biens sexuels trop frais. Enfin, la fine psychologie du roman est relevée par les ellipses. Seuls certains aspects reviennent du passé du personnage principal et Marc est totalement capable de les formuler pour la bonne raison que ça ne l’intéresse pas, le lecteur ne sait rien sur ce qui motive  tous ceux qui l’entourent à agir comme ils le font. Ces points aveugles permettent à Roth de laisser planer un inachevé très stimulant. Inachevé qui entre en tension avec l’étouffement du personnage principal et la structure impeccablement huilée du roman pour laisser le lecteur sur une saine faim.

Philippe Djian, Incidences, Gallimard, 233 p., 17, 90 euros.

Avait-il jamais ressenti cette impression de légèreté qu’il éprouvait à mesure qu’il se livrait à elle ? Après cela était-il étonnant qu’aucune étudiante ne pût désormais trouver grâce à ses yeux ?
Annie Eggbaum pouvait mettre sa poitrine en avant, venir frotter son pubis rebondi contre l’angle de son bureau- quand elle ne posait pas les fesses dessus- ou profiter des cours qu’il lui donnait pour exposer ses charmes –elle se baignait les seins nus tandis qu’il revenait sur les notions de bigger than life ou les sis more qui demeurent essentielles, mais semblent si peu connues et encore moins appliquées que c’en est renversant, une misère-, restait que, quoi qu’elle fit, il ne la désirait pas d’avantage
“,  p. 194

Adam Thirlwell : « Je veux toujours créer une tension entre deux vérités contradictoires »

Mercredi 20 janvier 2010

Près de 7 ans après le coup d’éclat de « Politique », l’écrivain britannique Adam Thirlwell est de retour avec un nouveau roman, « L’Évasion » (voir notre article). Fin psychologue, grand moraliste ironique, et pratiquant un exhibitionnisme qui vaut pour la sexualité de ses personnages aussi bien que pour la structure de ses romans, Thirlwell ne laisse personne indifférent. Dans un Français parfait, et avec une franchise aux antipodes de toute évasion, il a répondu à nos questions…

Il n’y a pas d’opinion moyenne sur vous. Soit la critique vous encense soit elle dit que vous êtes insupportables. Comment expliquez-vous que vous soyez un auteur tellement controversé ?

Je ne sais pas exactement. C’est vrai qu’il y a un côté de moi qui aime provoquer, c’est vrai que j’aime un ton avec un peu de désinvolture et je crois que quand on ne veut pas prendre, ou si on fait semblant de ne pas prendre au sérieux des choses assez importantes, ça peut énerver les gens. Il y a des lecteurs qui aiment ce ton, aiment voir des choses sérieuses traitées d’un ton léger. Mais il y a aussi un genre de lecteurs qui se sentent offensés, qui se sentent attaqués presque, ce que je ne comprends pas très bien. Mais en même temps, je pense aussi que c’est lié à l’utilisation que je fais du « je » dans mes livres. Si on met en scène le narrateur comme ça, la distance entre le lecteur et le narrateur disparaît un peu. Et donc chaque lecteur se sent obligé de réagir au narrateur. Quelquefois Je reçois des lettres de certains lecteurs qui me disent « Je ne sais pas pourquoi je t’écris cette lettre. C’est simplement parce que j’avais l’impression que tu me parlais pendant un mois, et maintenant je me sens obligé de répondre ». Alors peut-être que c’est cela ? Mais au fond je ne sais pas. C’est peut-être un signe de quelque chose, mais je ne sais pas exactement de quoi.

Le personnage du narrateur joue-t-il le même rôle dans « Politique » et dans «L’Évasion » ?
Le narrateur ne joue pas le même rôle. Ce qui est commun entre les deux, c’est que c’est une version de moi ; c’est une version du romancier, et ce n’est pas tout à fait un personnage, ce n’est pas tout à fait quelqu’un qui est absolument fictionnel dans le livre. Dans « Politique », ce personnage était beaucoup plus exhibitionniste. Je voulais exposer la structure du roman, je voulais jouer avec ça. Cela m’amusait de faire un roman qui était en même temps une mise en abyme du roman. Alors que dans  «L’Évasion », l’important pour moi était que le narrateur dise qu’il est l’ami du personnage principal. Le centre du livre tourne autour de l’idée du secret, de l’intimité, du privé. C’est à l’intérieur du récit, parce que Haffner a dans sa vie un grand secret à propos de sa femme. Et en même temps, du point de vue de la structure, je suis toujours intéressé par ce qu’un auteur peut faire avec un personnage. Comment peut-on parler d’un caractère de manière aussi autoritaire et de manière si omniscient ? Dès qu’on a ce narrateur, double de l’auteur, qui dit qu’il est l’ami du personnage, cela complique les choses. S’il est fictionnel, comment dans la fiction, comment connaît-il l’histoire très privée de Haffner ? Et en même temps si le narrateur c’est moi, et que je suis aussi l’auteur, comment Haffner peut-il m’échapper ? Je pense que l’évasion vraie c’est vers la fin du roman, quand le narrateur dit qu’il ne sait pas comment définir Haffner. Il y a tous les titres de chapitres avec les adjectifs de Haffner : « Haffner déchainé », « Haffner hors temps », « Haffner gastronomique »…. et j’ai émis l’idée que ça pourrait continuer à l’infini, on pourrait ajouter des centaines d’adjectifs contradictoires. Mais à la fin Haffner disparaît et pour moi c’est parce que le narrateur a décidé que c’était impossible de le définir. Voilà pour moi la grande évasion du personnage.

Le personnage du petit-fils est-il un double du narrateur ?
Dans la fiction le petit fils et le narrateur se sont connus. Ce sont des amis mais pas très proches. Il y a un certain dédoublement. Le narrateur évidemment est jeune comme le petit fils, mais son caractère est un peu différent. Il y a des moments où le narrateur dit : « Selon Benjamin, Haffner est comme ça, mais d’après moi, non ». Et ça c’est important. La grande différence c’est que le narrateur est beaucoup plus ironique et sarcastique que le petit fils qui est beaucoup plus agréable, qui est beaucoup plus mignon.

A 78 ans, Haffner peut-il  transmettre son expérience d’homme?
Selon Haffner non, parce qu’il refuse de jouer un rôle didactique, il ne veut pas être un modèle pour les jeunes. Ou alors qu’il veut être un modèle, c’est un modèle d’infidélité, de trahison, de désir, ce qui est l’inverse du modèle classique qui est plus moral. Haffner veut seulement être lui-même. Il veut échapper au rôle de quelqu’un lié à sa famille, qui est lié aux générations précédentes. Aussi il ne veut pas être le modèle de quelqu’un d’autre. Il veut être seulement libéré. Libéré du passé, de l’histoire, des volontés des autres. Ce que j’ai aimé c’est la comédie d’Haffner  : il  est tiraillé par le problème de vouloir être lui-même seulement, alors qu’en même temps, il dépend nécessairement du désir des autres. C’est ce va et vient qui m’a intéressé. Il veut échapper à quelque chose qui est peut-être imaginaire, je crois. Le genre d’évasion dont il rêve c’est un idéal impossible, ce n’est pas réel, c’est un fantasme.


Y-a-t-il quelque chose de vraiment anglais dans le judaïsme de Haffner ?

Oui, je crois, vraiment. C’est un thème qui m’a beaucoup intéressé depuis longtemps, parce que moi je suis juif, mais je suis mi-juif parce que ma mère l’est et mon père non. J’ai une relation spéciale avec le judaïsme anglais. Ma famille juive est comme Haffner, elle est très anglaise, d’abord anglaise et après juive. Et ça je pense que c’est très répandu parmi les juifs anglais. Ce n’est pas du tout comme en Europe ou en Amérique où je pense que l’identité juive est beaucoup plus forte. Je pense que cela est lié au fait qu’on a échappé un peu à l’Histoire en Angleterre, ce n’est pas la catastrophe, ce n’est pas la tragédie. Alors, il y a une relation un peu étrange, parce qu’on a été touché évidemment par la tragédie historique et en même temps c’était rien. Quand je construisais ce livre, je lisais le juif imaginaire d’Alain Finkielkraut. Et ce que décrit Finkielkraut dans son essai est encore vrai aujourd’hui pour beaucoup de juifs anglais. Beaucoup de juifs anglais sont des juifs imaginaires qui essaient de se revendiquer d’une histoire qu’ils ne possèdent pas vraiment. Dans l’évasion le personnage du petit fils, Benjamin, est vraiment un juif imaginaire. C’est un gamin complètement anglais, il a grandi dans la banlieue très bourgeoise, mais pour lui, il est touché par la tragédie de son peuple. Alors qu’Haffner, qui est beaucoup plus proche de la tragédie, veut la refuser. Oui je crois que c’est vraiment un paradoxe anglais.

De quoi faut-il avoir le plus peur, avoir du désir et ne pas pouvoir le réaliser ou ne plus avoir de désir ?
Il y a un moment dans le livre ou je dis que la comédie d’Haffner est de posséder des désirs qu’il ne peut réaliser, alors que pour Benjamin, c’est l’opposé, il n’a pas même de désirs, il ne peut même pas les manier. Je pense qu’il y a une tragédie dans ces deux cas de figure. Je ne sais pas ce qui est le plus triste. Je suis toujours intéressé quand les gens disent que quand on est vieux cela n’est pas digne d’avoir du désir, qu’à un certain point on doit cesser de désirer. Et cela me semble extrêmement puritain. Si on pense que le désir est une valeur dans la vie, pourquoi lorsqu’on a 50 ans 60 ans devrait-on commencer à le refuser. Mais en même temps c’est évident qu’un homme de 78 ans qui tente de chasser les filles de trente ans, il y a une comédie là-dedans, c’est risible. En même temps, je n’ai pas de réponse ; ça m’intéresse que quelque chose puisse-t-être à la fois louable et risible.

Votre conception du roman a-t-elle changé entre « Politique » et « L’Évasion » ?
C’est difficile, parce que dans ma tête j’ai une théorie du roman plutôt bricolée. Dans « Politique », je révélais cette théorie en montrant comment le livre était construit, dans la tradition de romanciers comme Laurence Sterne en Angleterre. Mais ce qui est difficile c’est que quand on est à l’intérieur du roman, quand on travaille sur quelque chose on ne pense pas théoriquement, pas du tout, on fait ce qu’on peut avec le sujet, avec le matériel. Je peux voir des différences stylistiques, le narrateur est utilisé différemment, et le visuel est utilisé différemment. Il y a beaucoup  plus de poids sur les détails prosaïques. Mais je pense que je veux toujours créer une tension entre deux vérités contradictoires, j’aime toujours cela. Cela n’a pas changé ; il y a quelque chose d’un peu plus long dans l’évasion. Dans « Politique » j’étais obsédé par l’idée de faire les choses aussi économiquement que possible. Alors que dans « L’Evasion », je pensais un peu plus à travers les scènes. Ça m’amusait d’écrire une scène avec une certaine lenteur dans la description. Ce n’était pas aussi important d’aller au centre de la scène. Je pouvais m’amuser un peu autour du centre. En même temps, il y a des correspondances, car l’art du roman pour moi revient toujours à l’art du collage, à juxtaposer des choses un peu bizarres ou plutôt différentes l’une de l’autre. C’est là dans « Politique » mais aussi dans « L’Évasion ». Et dans « L’Évasion » il y a aussi une inspiration du théâtre avec la farce de boulevard, et du cinéma muet ; j’aime beaucoup les films de Buster Keaton, de Chaplin. Surtout avec cette scène qui ouvre le roman, avec un homme caché dans une penderie me rappelle le cinéma muet, quelque chose de complètement risible. La comédie physique comme ça m’intéresse beaucoup, c’est peut-être pour ça que j’aime beaucoup humilier mes personnages sexuellement. Parce que c’est une version de la comédie qui me rappelle la comédie de boulevard et le cinéma muet. Quand quelqu’un qui veut exprimer ses désir, mais la réalité l’en empêche toujours.

Adam Thirlwell, “L’évasion”, L’Olivier, trad. Anne-Laure Tissut, 22 euros, Sortie le 7 janvier.

Roman : Anges, de Julie Grelley

Mercredi 13 janvier 2010

Premier roman d’une auteure qui n’a pas froid aux yeux (ni au clavier), “Anges” de Julie Grelley nous plonge dans le fort intérieur plus qu’étrange d’une jeune-femme qui pousse la recherche de pureté jusqu’au crime. Un des opus les plus intéressants de cette rentrée de janvier chez Albin Michel.

angesA 33 ans, Colline Lelègue est en liberté conditionnelle. Elle travaille dans un magasin d’outils dans un bled de Normandie, et poursuit assidument un programme d’enlaidissement volontaires. Ex-mannequin vedette de la fin des années 1980, et ancienne blonde aux yeux bleus sylphide, coqueluche de l’agence élite, elle s’est cassé le nez, teint les cheveux en brun, porte des lentilles marrons et suit un régime alimentaire à base de sachets protéines et de sucre qui la font peser 120 kilos. Que s’est-il passé pour qu’elle finisse en prison? Et quel est l’objectif de sa petite vie en apparence bien rangée? En quête de pureté et extrêmement religieuse, Colline cherche un ange … et estime que les voix de Dieu sont souvent sanglantes…

Julie Grelley nous invite à entrer dans l’univers d’un monstre pour mieux le comprendre. Sur le fond, aucun tabou n’arrête l’auteure qui présente les actions les plus noires avec constance et sobriété. Sur le forme, le style d'”anges” réussit à faire entrer son lecteur dans le délire psychotique de Colline sans pour autant perdre en clarté. Pas de festin nu de méandres verbeux à la “factory parano“, ou de flux de conscience contradictoires et compliqués. Aspirant à la pureté, la folie de Colline est aimantée dans une seule direction que la plume de Julie Grelley suit consciencieusement. Du point de vue de la structure du roman, même limpidité : après quelques chapitres d’exposition, le roman alterne description de la vie présente de Colline et flash backs, qui permettent au suspense de monter efficacement pendant les 2/3 du livre avant d’assister à la mise en place du dernier plan follement bien organisé de l’ancienne top model.

Julie Grelley, “Anges”, Albin Michel, 186 p., 15 euros, sortie le 7 janvier 2010.

Sur la digue, Colline se promène en regardant la mer, seule au monde au milieu des vacanciers. Méditant sur le verset de la Bible que le Christ m’avait signifié. Il fallait qu’elle pardonne à David d’avoir trahi Michelle. Il fallait qu’elle pardonne à David de s’être enfui loin de Michelle avec la peur au fond des yeux. Et Colline implorant l’aide du Christ pour qu’il m’aide à pardonner. Et Michelle plaidant soudainement la cause de David! Et Lynn faisant remarquer à Colline que Michelle avait tout intérêt à défendre David car même si elle jouait les victimes c’est moi qui avait été trahie et non pas elle. Éprouvant soudain une jalousie féroce envers Michelle, Colline décide d’écourter la promenade pour retourner à l’hôtel et lui infliger le châtiment corporel bien mérité pour la punir d’avoir elle aussi trahi ma confiance en essayant des séduire David dans mon dos.” p. 120.

Livres : les bonnes nouvelles d’un jeune canadien en colère

Dimanche 22 novembre 2009

Encensé par des critiques aussi pointilleux que Joyce Carol Oates et Joseph Boyden, le jeune auteur canadien Nathan Sellyn frappe fort avec son recueil de nouvelles : « Les caractéristiques de l’espèce ». Une comédie humaine très noire, où la violence se tapit parfois là où on l’attend le moins.

Un homme qui se venge d’un dealer dont les produits ont tué une ravissante jeune-fille, un époux aussi amoureux qu’agressif, un jeune handicapé portant un casque, un homosexuel à peine sorti du placard, un couple qui s’est raté et se revoit, un employé témoin du suicide d’un client chez home dépôt, un trentenaire fréquentant les bars de strip-tease, un couple brisé par une soirée d’échangisme, un nouveau père très lâche, des secrets de famille, et enfin une fiancée qui décide de poursuivre jusqu’au bout un jeu de télé-réalité sont les sujets très actuels de recueil de nouvelles de Nathan Sellyn. L’auteur éclaire dans la nature humaine tout ce qu’elle a de mesquin, de 7 à 77 ans, et montre comment nos sociétés encouragent souvent de manière feutrée une violence quasi-biologique. Même si certains personnages demeurent attachants (le mari trompé, l’homo tabassé etc…) le lecteur sort de la traversée des narrations de Sellyn convaincu que la « civilisation des mœurs » et le politiquement correct ne sont qu’un vernis, d’autant plus hypocrites qu’ils nous font oublier combien l’humain, est, jusque dans son suicide, un animal qui griffe, mort et tue quand il se sent en danger. Mêlant l’universel de la poésie et de l’observation juste, à la précision de la critique sociale, Sellyn est en effet un grand auteur désenchanté.

Nathan Sellyn, “Les caractéristiques de l’espèce, nouvelles”, trad. Judith Roze, Albin Michel, Collection « Terres d’Amérique », 17 euros.