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Green Zone ou la désobéissance musclée du sous-officier Damon

Mercredi 7 avril 2010

Après “La mort dans la peau” et “La vengance dans la peau”, Paul Greengrass retrouve Matt Damon pour une adaptation du livre de Rajiv Chandrasekaran, “Green Zone”. Un film haut en couleurs sur l’intelligence américaine après la chute de Bagdad et la lancinante question de savoir si les armes de destruction massives ont jamais existé. Sortie le 14 avril 2010.

2003. Roy Miller (Matt Damon) est un sous-officier américain en mission en Irak et chargé de retrouver les fameuses armes de destruction massives qui avaient déclenché la guerre. Or les savants rapports qui sont supposés le guider dans sa recherche le mènent toujours sur des terrains dangereux où son équipe fait chou blanc. Alors que la hiérarchie militaire continue de lui garantir les sources de ces rapports, Miller rencontre un irakien (Khalid Abdalla) qui le mène à une réunion secrète d’anciens généraux de Saddam Hussein. Il parle également avec un agent de la CIA, Martin Brown (Brendan Gleeson), qui lui confirme que son intuition était juste : il n’y a jamais eu d’armes de destruction massive en Irak. Finalement, autour de la superbe piscine qui trône dans la “zone verte” de l’occupation américaine à Bagdad, il rencontre la journaliste du Wall Street Journal (Amy Ryan)qui avait répandu la rumeur sur les armes avant la guerre. Toutes ces pistes le mènent à enquêter sur le rôle du responsable en chef du Pentagone à Bagdad : Clark Poundstone (Greg Kinnear). Il a peut-être trahi les informations données par un proche de Saddam Hussein pour presser l’intervention américaine…

Ne laissant aucune place à la romance où à tout autre divertissement qui éloignerait le sous-officier Miller du coeur de son enquête, le réalisateur de “Bloody Sunday” et de ” Vol 93″ signe un thriller méticuleux sur la guerre d’Irak. Des vétérans étaient présents sur les lieux du  très long tournage (Espagne et Maroc) où Bagdad a été méticuleusement reconstituée. La complexité de la question irakienne et respectée, y compris celle de savoir par qui et comment remplacer le régiem décapité. Musclé et aux aguets, Matt Damon joue parfaitement la désobéissance inattendue d’un sous-officier qui comprend peu à peu combien l’état-major lui a menti. Dans la vraie vie, le comédien expliquait avec esprit et humour combien il doutait dès avant la guerre de l’existence de ces armes de destruction massive dont parlait l’administration Bush, lors de la conférence de presse qu’il a donnée à Paris. Plus sérieux, Paul Greengrass a donné à son public une vraie leçon de cinéma en argumentant son credo : tout film doit partir d’une vraie question. Pour “Green Zone”, cette question était “Comment en sommes-nous arrivés là?”. La réponse en images dure 1h55 de tension salutaire.

“Green Zone”, de Paul Greengrass, avec Matt Damon, Brendan Gleeson, Amy Ryan, Greg Kinnear, Khalid Abdalla, et Jason Isaacs, USA, 2010, 1h55, sortie le 14 avril 2010.

Lebanon, la guerre depuis un tank

Mercredi 13 janvier 2010

Lion d’or à Venise cette année, le film autobiographique de l’israélien Samuel Maoz montre la première guerre du Liban depuis le viseur d’un tank. Fruit de vingt ans de maturation, « Lebanon » est visuellement superbe et moralement éprouvant. Avant première au forum des images le 12 janvier.

« Je n’avais jamais tué quelqu’un avant cette terrible journée. Je suis devenu une vraie machine à tuer. Sortir  ce tank de ma tête m’a pris plus de vingt ans. C’est mon histoire ».

S.M.

Après «Valse avec Bachir » d’Ari Folman, et « Beaufort », de Joseph Cedar, « Lebanon » est une autre évocation de l’invasion du Liban par un vétéran sur Grand écran. Samuel Maoz se rappelle ses dix-neuf ans, la peur et la fin de l’innocence lorsqu’il s’est retrouvé tireur dans un tank chargé de traverser la frontière libanaise. Aux côtés de trois hommes aussi jeunes que lui : Herzl, chargeant les obus,Ygal conduisant le tank et Assi commandant la troupe, Shmulik se retrouve dans des villes déjà bombardées du Sud du Liban, obligé d’obéir aux ordres de leur chef Jamil et de tuer des hommes, parfois des civils, sans quoi il expose sa vie et celle de ses camarades dans et hors du tank. Or, ce tank dévie de son chemin et se retrouve en région syrienne, là où Tsahal ne peut plus venir en aide à ses hommes…

En filmant « Lebanon », Samuel Maoz est finalement parvenu à surmonter un trauma. En plongeant son spectateur dans la réalité crue et aveugle de la guerre, il s’est lui-même libéré d’un poids qu’il partage avec de nombreux hommes de sa génération. Dur avec lui-même, ses acteurs (qu’il a enfermés pendant des heures dans un container pour leur faire ressentir la terreur qui a pu être la sienne en été 1982), et ses spectateurs à qui il n’épargne aucun détail du quotidien du soldat en guerre, Maoz a trouvé un angle visuel fantastique pour transmettre son expérience. La caméra est enfermée dans le tank, et le monde extérieur n’est visible que par le biais du viseur de  Shmulik. On entend les résultats des tirs, lorsque le commandant décrit par le canal de la radio militaire les blessés et les morts. Se réclamant de grands cinéastes ayant filmé la passivité dans la guerre comme Tarkovski dans l’ « Enfance d’Ivan » (1962), Maoz a su par ce procédé du viseur rompre la monotonie d’une réalité faite d’ordres, de saleté, de corps déchiquetés, et de terreur par des scènes poétiques mais néanmoins effrayantes comme la vision d’une femme libanaise qui survit à une grenade dans son appartement, recherchant sa fille morte dans les décombres, et ses vêtements prenant feu alors qu’elle se trouve devant le char. Même s’il a été parfois très critiqué en Israël, puisqu’il montre une « guerre sale », où les guerriers de Tsahal sont à la fois des victimes et des bourreaux, l’objectif du réalisateur n’est pas de dénoncer mais de partager son expérience et de la retranscrire avec exactitude. Ce voyage au bout de la nuit d’un jeune soldat israélien est un témoignage essentiel, et dont on ne peut que louer la force esthétique et historique.


Lebanon sur Comme Au Cinema

« Lebanon » de Samuel Maoz, avec Yoav Donat, Itay Tiray, Oshri Cohen, Michael Moshonov, Zohar Strauss, Israël, 93 min, sortie le 3 février, avant première au Forum des images le 12 janvier.

De la bouche des enfants

Vendredi 30 octobre 2009

Le roman de Robert Neumann publié en 1946 à Londres pour dénoncer la misère et le manque de repères des enfants de Vienne dans l’immédiat Après-guerre est enfin disponible en Français chez Liana Levi. “Les enfants de Vienne” plonge le lecteur dans la vie d’un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes et survivant de marché noir dans une cave de la capitale autrichienne occupée. Leur vocabulaire encore teinté d’expressions nazies, d’argot viennois et de mots anglais empruntés à l’occupant, est un sabir aussi fascinant que difforme.

“Plus fort que les enfants qui racontent les guerres / Et plus fort que les grands qui nous les ont fait faire.” (J. Brel)

Yid l’intello débrouillard du groupe a 13 ans, mais est déjà sans âge. Goy a 16 ans est est sorti d’un camp pour personnes déplacées. Eva, 15 ans, fait un peu le tapin pour gagner sa vie. Ate, ancienne chef des jeunesses hitlériennes suit le mouvement. Ils sont responsable d’une petite fille au ventre grossi par la faim et vivent tous dans la cave d’une maison à moitié détruite qui appartenait aux parents de Curls, 9 ans. Chez ces enfants affamés, sans plus aucun repère moral, tout se compte en nombre de cigarettes, chaque objet de qualité est décrit comme supérieur à ce que Staline peut lui-même utiliser, et les mots viennent enfler une réalité faite de misère, d’incompréhension et d’un désordre qui ne laisse pas même place à la peur. Que les gosses aient leurs propres toilettes est une richesse incroyable. Un révérend noir venu du plus profond de l’Amérique vient transformer la vie du groupe. Lui qui parle mal leur langue, et ose à peine aborder la question de Dieu quand il perçoit leur désarroi, leur propose le concret de vrais petits pains tartinés, et le rêve d’une fuite en Suisse, brisé par ses supérieurs. Renvoyés à leur vie vagabonde pour sauver leur bienfaiteur, les enfants sont dénoncés par la trop zélée Ate, et se trouvent dispersés par les occupants russes. Génération sacrifiée, ils disparaissent dans les méandres d’une Histoire faucheuse, laissant derrière eux dans la cave désertée deux cadavres.

Parodiste viennois reconnu par ses pairs (parmi lesquels Hermann Broch), Robert Neumann (1897-1975) a mis sa plume au service de ces enfants perdus, ces Trümmerkinder livrés  à eux-mêmes, à la misère et à la faim dans un monde où les adultes sont trop occupés à panser leurs propres plaies pour jouer leur rôle, même un minimum. Neumann a utilisé ses dons d’imitateur pour sonder très exactement la langue dans laquelle ces gosses perdus s’expriment, une langue post tertium imperii, où les poèmes de Goethe s’évanouissent en leur fin pour devenir des hymnes nazis et où l’argot américain vient se nicher au cœur de l’Allemand. La traduction française de Nicole Casanova, établie à partir du texte Allemand très mal reçu par l’Autriche de la fin des années 1940, parvient à faire sentir ce mélange angoissant des registres. Soixante ans après, la légèreté apparente des grandes diatribes décousues de Yid ont parfois un réalisme plus profond et plus dur que les images de Rosselini dans les décombres véritables de Berlin à l’année zéro pour décrire le même quotidien de vol et de marché noir et le même abysse d’absence totale d’autorité. La guerre et ses conséquences décrites par un enfant, est un morceau de tristesse pure, difficile à mâcher et pourtant éternellement jeune et vivant, ce qui permet de ne pas oublier.

Robert Neumann, “Les enfants de vienne”, trad. Nicole Casanova, Liana Levi, 260 p., 21 euros.

“C‘est pire avec le Yid boy. Il venait juste de jacasser comme un singe et il n’y a rien qu’il ne sache question sandwiches, fromage par-ci et jambon par-là, mais maintenant qu’il en tient un entre les mains, on voit qu’il s’est seulement vanté e que tout ce qu’il a dit n’est rien, rien que de la fumée. Il tient son pain tartiné d’un chouette beurre et une tranche épaisse de chouette pâté de langue plaquée dessus, et il le tient et il le regarde fixement. Plus de jacasserie, il est soudain stoppé et il reste debout et il regarde fixement. Un moment on aurait cru qu’il allait vomir. Son visage tendu. Son visage décomposé. Son visage comme déchiré en morceaux. Il ne peut pas se décider à fourrer le pain dans ce visage!” p. 81

Essai : Simone Weil l’insoumise, de Laure Adler

Lundi 29 décembre 2008

Après Hannah Arendt et Marguerite Duras, Laure Adler dédie son dernier livre à une autre grande figure féminine du XX e siècle : Simone Weil, qui fut normalienne, philosophe, élève de Alain, mystique et engagée politiquement du côté des ouvriers (Elle s’est enrôlée en usine pour publier en ses réflexions sur « La condition ouvrière »), des communistes dans la guerre d’Espagne et des gaullistes à Londres. Un beau « livre d’admiration ».

Simone Weil C’est à rebours que Laure Adler a décidé d’évoquer la vie de Simone Weil : de sa mort d’épuisement (sous-nutrition et pneumonie) à Ashford en Angleterre, à sa volonté d’être le « fils de ses parents », comme son frère, le génial mathématicien André Weil.

S’inspirant beaucoup des carnets où Simone Weil notait ses pensées, et qu’elle avait laissés à New-York pour s’engager dans la résistance à Londres, Laure Adler propose une biographie originale de la penseuse : plus fragmentaire que la grande étude de l’amie de Simone Weil, Simone Pétrement, « Simone Weil, l’insoumise » est « un livre d’admiration » (p. 11).

Laure Adler tient à montrer que l’aversion que Simone Weil avait pour Israël, qu’elle appelait le « gros animal », ainsi que son mépris pour la loi juive n’était pas de l’antisémitisme et que ses connaissances mêmes approximatives de nombreuses religions lui permettaient d’atteindre un universalisme aussi pur que sa forte volonté.

Il n’y a pas de position intermédiaire sur Simone Weil : soit l’on se place du côté des admirateurs sans mesure, soit l’on estime que son jusqu’au-boutisme est une folie dangereuse.

Membre résolu du premier camp, Laure Adler sait partager avec énergie son enthousiasme pour la vie et l’œuvre de Simone Weil.

Laure Adler, « Simone Weil, L’insoumise », Actes Sud, 20 euros.