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Roman : Philippe Djian, Incidences

Vendredi 26 février 2010

Philippe Djian est de retour, avec un livre qui oscille entre le roman d’apprentissage et le film noir. Un scénario bien ficelé autour d’un monstre de plus en plus sympathique au fur et à mesure que le lecteur entre dans l’univers nihiliste et néanmoins sensible d’un raté que même l’amour ne peut sauver.


Marc a dépassé la cinquantaine. Alors que lui-même a fini par comprendre qu’il n’avait pas de talent pour écrire, même trois lignes dans son journal intime, il s’accroche à son travail de professeur de « creative writing » parce que cela lui permet de coucher avec ses étudiantes. La relation fusionnelle qu’il entretient avec sa sœur, Marianne, après qu’ils ont fait bloc contre des parents qui les battaient, fait barrage contre toute autre sorte de relation avec les femmes pour Marc. Jusqu’au jour où une de ses jeunes groupies en état d’ébriété avancé meure dans le lit à côté de lui. Après s’être débarrassé froidement du corps, le respectable professeur rencontre la belle-mère de la jeune morte. Et c’est le coup de foudre physique et intellectuel, et aussi la première fois que Marc voit une femme de plus de 26 ans. Mais son nouveau statut d’amant possédé le force à prendre des risques qu’il n’aurait jamais pris dans ses historiettes passées. Peut-on apprendre l’amour aussi tard ?

Construit comme un scénario de film, « Incidences » commence sur la route qui mène Marc chez lui, et les premières lignes contiennent en germe tout le livre : le goût d’échec de la petite Fiat 500 pour celui qui aurait voulu être un auteur marquant, l’indifférence du antihéros pour sa nouvelle dulcinée et le sentiment claustrophobique d’un schéma toujours répété et ennuyeux, même quand il est poussé jusqu’à la tragédie.
En le faisant entrer par cercles dans le monde désenchanté d’un raté incestueux, qui pour son malheur est très lucide sur sa situation, Philippe Djian plonge le lecteur dans un monde noir et grinçant, mais qui demeure – et c’est génialement gênant- très humain. L’obsession sexuelle, le tabou du professeur acceptant les avances de ses étudiantes, et les références très américaines du livre font penser à du Philippe Roth à la gauloise et repeint en noir. Mais certains retournements (les femmes de quarante ans sont finalement plus intéressantes que celles de vingt, l’autorité universitaire grogne mais ne condamne pas…) prennent à rebours ce thème de l’accès interdit aux biens sexuels trop frais. Enfin, la fine psychologie du roman est relevée par les ellipses. Seuls certains aspects reviennent du passé du personnage principal et Marc est totalement capable de les formuler pour la bonne raison que ça ne l’intéresse pas, le lecteur ne sait rien sur ce qui motive  tous ceux qui l’entourent à agir comme ils le font. Ces points aveugles permettent à Roth de laisser planer un inachevé très stimulant. Inachevé qui entre en tension avec l’étouffement du personnage principal et la structure impeccablement huilée du roman pour laisser le lecteur sur une saine faim.

Philippe Djian, Incidences, Gallimard, 233 p., 17, 90 euros.

Avait-il jamais ressenti cette impression de légèreté qu’il éprouvait à mesure qu’il se livrait à elle ? Après cela était-il étonnant qu’aucune étudiante ne pût désormais trouver grâce à ses yeux ?
Annie Eggbaum pouvait mettre sa poitrine en avant, venir frotter son pubis rebondi contre l’angle de son bureau- quand elle ne posait pas les fesses dessus- ou profiter des cours qu’il lui donnait pour exposer ses charmes –elle se baignait les seins nus tandis qu’il revenait sur les notions de bigger than life ou les sis more qui demeurent essentielles, mais semblent si peu connues et encore moins appliquées que c’en est renversant, une misère-, restait que, quoi qu’elle fit, il ne la désirait pas d’avantage
“,  p. 194

Roman : le bon larron, d’Hannah Tinti

Dimanche 29 novembre 2009

Le premier roman d’Hannah Tinti transcrit dans des mots d’aujourd’hui, les sons, les odeurs et les problème d’un orphelin américain du XIX e siècle. Sans mélodrame, et donnant vie à une galerie de personnages s’étoffant de rebondissement en rebondissement, “Le bon larron” est un livre qui ne se lâche pas.

Ren est un orphelin manchot de 12 ans recueilli par les frères de Saint-Antoine dans un village de la côte Est. S’il n’est pas tout à fait malheureux dans la saleté et la faim de l’orphelinat improvisé, c’est grâce à sa foi et à ses amis, deux jumeaux dont la mère s’est noyée. Quand il est malheureux, il commet de petits larcins : des cailloux, mais surtout et si possible, des livres qu’il dévore en cachette. Sa seule peur est d’être livré à l’armée, quand il aura l’âge. Le seul moyen d’échapper à ce sort est d’être adopté, mais avec sa main coupée, il a peu de chance de trouver du travail dans une ferme. Aussi, quand un homme mature et charismatique mais aussi assez louche prétend qu’il est son frère et qu’il vient le chercher, Ren le suit. Il apprend bien vite que son nouveau tuteur est un voleur de grands chemins, travaillant en équipe avec un ancien instituteur alcoolique. Une de leurs activités principales est de déterrer les cadavres pour les vendre à des médecins…

Bien loin des rag to riches stories, “le bon larron” ressuscite la vie de petites gens vivant sur la côte est des Etats-Unis au XIX e siècle. A travers sa description d’une véritable cour des miracles ou religieux, femmes d’intérieurs, médecins, industriels, larrons  et assassins se côtoient sans manichéisme, Hannah Tinti parvient à évoquer non seulement les situations, mais aussi les sensations de cette époque. Ni conte de fée, ni livre misérabiliste, le roman tourne autour de la personnalité vive et curieuse de Ren, auquel de lecteur s’attache toujours plus, à chaque page tournée. Le bien ou le mal ne sont jamais concentrés dans un camp : les tueurs à gages peuvent être fidèles, les matrones maternelles, et les moines pingres et groumands. Un grand bain bouillonnant de vie, d’aventures et de rencontres réjouissantes.

Hannah Tinti, “Le bon larron”, trad. Mona de Pracontal, Gallimard, collection “Les belles étrangères”, 24 euros.

Il fallait une enveloppe. Et un timbre, 9a allait coûter de l’argent, supposa–t-il. Il plia la lettre en deux. A chaque pliure, il sentait décroître son envie de l’envoyer. Ils comprendraient sûrement qu’il mentait. Il se rendit alors compte que toutes les lettres envoyées par les enfants adoptés devaient être des mensonges, elles aussi“. p. 91

Jan Karski, un héros en pôle position pour les prix littéraires

Jeudi 1 octobre 2009

En lice pour les prix Goncourt, Interallié et Femina, le « Jan Karski » de Yannick Haenel est un des grands romans de cette rentrée littéraire. Retraçant la vie passionnante du héros de la Résistance polonaise, le livre ne se lâche pas. Mais le message violent du livre et les inhibitions stylistiques que ce sujet inspire à Haenel posent problème. Peut-on vraiment parler de “Roman”?

Le héros polonais Jan Karski est à l’honneur en cette rentrée littéraire 2009, puisqu’il est un des personnages principaux du roman de Bruno Tessarech, « Les sentinelles » (Grasset), sélectionné pour le prix Médicis, et que Yannick Haenel lui a consacré un roman.

Émissaire entre la Résistance en Pologne et le gouvernement de Władysław Sikorski à Londres, Jan Karski a passé plusieurs fois la frontière de la Hongrie pour transmettre des informations vers Paris et Londres. Arrêté et torturé par les nazis, il n’a pas parlé et a réussi à s’enfuir. Karski a écrit lui-même ses mémoires en 1944, « Story of a secret state », qui a été un bestseller aux États-Unis, dès sa sortie.

En 2009, ce qui intéresse les  deux auteurs français chez Karski n’est, ni son activité d’espion, ni pourquoi il est resté aux États-Unis au début de l’année 1944 et y est demeuré, 40 ans, en tant que professeur d’ « Affaires est-européennes », à l’université de Georgetown.Ce qui fascine, c’est plutôt son rôle de témoin, au ghetto de Varsovie et dans un camp, qu’il a pris pour le camp d’extermination de Belzec. Pourquoi personne n’a-t-il entendu le témoignage de Jan Karski?  Le roman de Haenel se concentre sur cette question. Parce qu’elles ne l’ont pas cru, ou n’ont pas voulu savoir, les démocraties occidentales ont laissé faire la Shoah sans agir.

Au-delà d’une empathie pour les sentiments d’impuissance et de culpabilité de Jan Karski, c’est le procès de nos démocraties que fait Yannick Haenel, reprenant la bonne vieille thèse des années 1970, encore portée aujourd’hui par certains auteurs comme Giorgio Agamben, qu’il n’y a, au fond, pas de différence entre totalitarisme et démocratie.

Et Haenel va très loin quand il fait dire à son héros sortant d’un entretien infructueux avec Roosevelt :

« J’avais affronté la violence nazie, j’avais subi la violence des soviétiques, et voici, que de manière inattendue, je faisais connaissance avec l’insidieuse violence américaine. Une violence moelleuse, faite de canapés, de soupières, de bâillements, une violence qui nos exclut par la surdité, par l’organisation d’une surdité qui empêche tout affrontement.[…] Chaque fois, dans les pires conditions, j’avais réussi à m’échapper. Mais comment s’évade-t-on d’un canapé ? » (p. 128).

S’interroger sur la responsabilité de toute l’humanité, comme le faisait Hannah Arendt est une chose. Mais soutenir que l’Amérique de Roosevelt et l’Allemagne de Hitler, c’est finalement la même chose, est un amalgame facile et dangereux. Cela permet de jeter toute politique dans le même bain de sang, sans réfléchir à la manière dont il faut agir, selon l’impératif catégorique défini par Theodor Adorno, de manière à ce « qu’Auschwitz ne se reproduise pas ».

A côté de cette question de fond – et nous n’allons pas ici ressusciter la querelle des Bienveillantes, puisque nous sommes en démocratie, nos mollesses de canapé, permettent à Haenel d’écrire ce qu’il veut- la forme elle-même du livre interpelle. Yannick Haenel est bien loin de la divine surprise qu’avait provoquée « Cercle », dans ce « Jan Karski » qu’il appelle « roman ». Tout se passe comme si l’envergure historique de son sujet avait inhibé la plume de l’auteur.

La première partie est une description hachée, à la Marguerite Duras,et  image par image, du témoignage de Karski dans « Shoah », de Lanzmann.

La deuxième partie est tout simplement un pastiche à la troisième personne des mémoires de Karski.

La troisième partie est donc la seule à être « romancée », et c’est d’ailleurs là que Haenel fait dire à son héros tout le mal qu’il pense de la démocratie américaine. Il le fait dans un style certes clair, mais sans innovations, et attribue à Jan Karski des pensées qui semblent paradoxales, puisque ce dernier a bien passé les 40 dernières années de sa vie dans la ville-clé de la politique américaine :  Washington.

Notons finalement qu’il serait intéressant de se tourner vers les vraies mémoires du héros, publiées aux éditions Point de mire, en 2004.

Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, 16,50 euros.

Voici le témoignage de Karki, en 1995, pour le USC Shoah Foundation Institute

Livre : Nous autres, de Stéphane Audeguy

Vendredi 20 février 2009


Dans son dernier roman, l’auteur de la « Théorie des nuages » (Gallimard, 2005) nous fait voyager dans plus de cinquante ans d’Histoire au Kenya. Un livre qui fonctionne comme une suite d’image saisies au vif.

Pierre, un Français de 33 ans se rend au Kenya pour reconnaître le corps de son père, Michel, et l’enterrer là où l’aventurier de soixante ans aurait aimé reposer. C’est-à-dire au plus profond de la terre kenyane qu’il avait adoptée jusqu’à se donner une mort « locale ». C’est la deuxième fois de sa vie, seulement, qu’il voit son géniteur, et pourtant, presque malgré lui et sans curiosité spéciale, le monde animé qui avait entouré Michel le happe. S’il court assez vite, il trouvera même l’amour dans ce pays si familier malgré ses nouveautés.

C’est en courts chapitres, sans dialogues et sans épanchements sur la psychologie des personnages que Stéphane Audeguy aborde de manière quasi-documentaires plusieurs aspects de la cohabitation entre européens et indigènes au Kenya. Ses flashbacks sur la vie de Michel ou des personnages de son passé donnent au livre une profondeur historique. Le roman a les inconvénients de ses qualités : aussi fortes soient les images dégagées, on ne s’attache pas aux personnages, ni d’ailleurs vraiment aux rapports anciens colonisateurs- anciens colonisés qui ne sont qu’esquissés. A acquérir pour barouder dans sa chambre.

Stéphane Audeguy, “Nous autres”, Gallimard, 17,50 euros.

«P<em>ierre s’approche de la table de marbre où l’on a posé le corps, drapé jusqu’à la taille dans un linge bleu pâle. Il ne parvient pas à être ému. Il essaie pieusement d’éprouver des sentiments filiaux, mais sans succès. La curiosité l’emporte chez lui, comme toujours. En l’absence d’un système de conditionnement de l’air, de beaux ventilateurs brassent des effluves mentholés. Le cadavre sort d’une chambre froide, il est couvert d’une légère pellicule de givre qui lentement atteint son point de condensation. Pierre se demande s’il est congelé profondément ou non. Il pense à ces romans de science-fiction où des individus cryogénisés, allongés dans des cryptes, attendent d’un autre monde, une seconde vie. A ses côtés un employé de la morgue plein de tact attend, l’air recueilli .» p. 18-19.