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« Le Londres-Louxor », architecture utopique au cœur du nouveau roman de Jakuta Alikavazovic

Mardi 5 janvier 2010

Après le succès de « Corps volatils » (Goncourt du premier roman 2008), Jakuta Alikavazovic revient chez l’Olivier avec un autre roman où ses origines balkaniques et l’exil à la suite de la guerre de Yougoslavie apparaissent en filigrane d’une histoire d’amour et d’architecture très parisienne. Une énergie et une culture qui ne peuvent que séduire.

Dans un Paris Baal Babylone aussi bien hantée par son passé que fréquentée par une faune d’exilés venus de toute l’Europe de l’est, Esme est une jeune fille pas très sûre de sa beauté, assez réfléchie et timide à rebours puisqu’elle accepte d’endosser la représentation médiatique et télévisée de livres écrits par un autre. Elle traîne souvent au cinéma déserté le Londres-Louxor, dont les labyrinthes et les consommateurs ont la fâcheuse manie baroque de suggérer plutôt que de dénoncer. Un vieux garçon critique littéraire infect, Anton, tombe amoureux d’elle, via les livres qu’il n’a pas écrits. C’est toujours mieux que les hommes qui fondent pour Esme après un dépit amoureux avec sa sœur, et Anton et Esme forment un couple étrange et fascinant : lui, vieux garçon, détaché de tout confort matériel, ou de toute velléité de faire reconnaître son talent, et elle, si réservée qu’elle en disparaît presque de la page. Les tourtereaux vont-ils réussir à retrouver la sœur de Esme sans trop creuser dans un passé douloureux d’exil, de traditions brisées, de langues oubliées et de doute radical sur la nature de l’homme (et de la femme) ?

Dans un style drôle, rapide, et complice, la jeune Alikavazovic sait suggérer les trous noirs du passé, sans jamais s’appesantir sur une trop plombante mémoire. Luftmädchen peu banale, Esme erre dans les couloirs du Louxor, très critique vis-à-vis des séductions de braise de sa sœur et pourtant éperdument dépendante de son retour dans sa vie. Cosmopolite, postmoderne, et architecturalement très documenté « Le Londres-Louxor » est un roman français… qui ne ressemble pas à un roman Français, mais à une tentative digne du nouveau monde de recréer tout un pays sous-terrain à partir de la seule déficience de mémoire du personnage principal. Il y a à la fois du Borges et du Blanchot dans ces disparitions obscures et néanmoins tellement éclairantes sur les nostalgies sans centre de l’exil.

« Le Londres-Louxor », de Jakuta Alikavazovic, L’Olivier, 192 p., parution le 7 janvier.

« Il arrivait peu de choses à Esme ; tout était fait de façon à ce qu’il lui arrive le moins de choses possible. Elle était satisfaite de cette organisation. Elle voulait que sa vie soit à l’image des lieux qu’elle occupait. Elle vivait dans un studio très simple ; d’un regard on y voyait tout. Cela la rassurait. Elle avait des meubles de série, scandinaves, qu’elle avait montés elle-même. Sans les livres disait sa sœur, son appartement aurait eu l’air un peu spartiate. Sans les livres il aurait eu l’air militaire. »

Un inédit de Stefan Zweig sur la vie rêvée des chiens

Jeudi 22 octobre 2009

Grasset vient de publier un inédit de l’écrivain autrichien Stefan Zweig. En exil dans la région de Bath, en Angleterre, l’auteur d’ « Amok » et de « Marie-Antoinette » a imaginé la vie d’un couple jovial de province bouleversé par son chien.

Un couple d’un certain âge déménage en Province anglaise, dans la région de Bath. Le mari et la femme se lient d’amitié avec leurs voisins, des gens gens charmants et un peu plus jeunes qu’eux. Cependant l’enthousiasme indéfini et la bienveillance trop active du mari sont parfois très fatigants. Ce couple de voisins acquiert un chien, Ponto. Avec la passion qu’il met dans toute chose, le voisin s’occupe de Ponto avec plus d’adulation que de raison. Au point de transformer la bête en tyran fier, sûr de tous ses droits, et prenant un malin plaisir à torturer ses maîtres. Mais quand la femme du voisin tombe enceinte, la passion de ce dernier pour Ponto se dissipe et il ne s’occupe que de la venue du bébé. Blessé, humilié, Ponto hait viscéralement la petite fille dès qu’il comprend que c’est elle qui est à l’origine de sa destitution. Au point d’attaquer la nouvelle née de toutes ses forces brutales lorsqu’on la lui présente. Il est écarté et placé chez un boucher des environs, mais rôde encore autour de son ancienne maison. Lorsque, quelques mois plus tard, le berceau de la petite dévale jusqu’à la rivière, et qu’on ne peut la sauver de la noyade, la voisine soupçonne fortement l’animal d’avoir provoqué l’accident.

La nouvelle de Zweig, enfin traduite en Français par Baptiste Touverey, a la finesse psychologique de ses plus grands livres. Le maître Zweig sait même percer à jour la psychologie des chiens. Son rapport sur l’orgueil blessé et l’instinct de vengeance du chien est doublement concluant : à la fois vraisemblable et loin des clichés monotones sur le chiens meilleur-ami-de-l’-homme, tellement plus fidèle et moins pervers qu’un être doué de parole. La petite histoire est livrée du point de vue externe et donc quasi-objectif d’une voisine dont on sait peu de choses. Le texte allemand est placé après le texte en Français, ce qui permet aux germanophones de vérifier la précision de la traduction.

« Un soupçon légitime », de Stefan Zwieg, trad. Baptiste Touverey, Grasset, 10 euros.

« Parce que son cœur chaleureux, qui débordait, et donnait l’impression d’exploser sans cesse de sentiment, le rendait altruiste, il s’imaginait que pour tout le monde, l’altruisme allait de soi, et il fallait des trésors de ruse pour se soustraire à son oppressante bonhomie. Il ne respectait ni le repos ni le sommeil de qui que ce soit, parce que, dans son trop-plein d’énergie, il était incapable d’imaginer qu’un autre pût être fatigué ou de mauvaise humeur, et on aurait secrètement souhaité assoupir, au moyen d’une injection quotidienne de bromure, cette vitalité magnifique, mais guère supportable, afin de la faire revenir à un niveau normal » p. 19-20

Joseph Roth, les années parisiennes d’un juif austro-hongrois

Mardi 21 juillet 2009

Jusqu’au 4 octobre, le Musée d’art et d’histoire et du Judaïsme présente la vie de l’auteur autrichien Joseph Roth pendant ses années d’exil, de l’arrivée des nazis au pouvoir jusqu’à sa mort, dans l’alcool et à Paris en 1939.

Né à Brody (Galicie et à l’époque appartenant à l’Empire Austro-Hongrois), d’une mère juive de l'”est” et d’un père devenu fou dans son enfance et auquel il a inventé mille vies, Joseph Roth part pour Vienne où sa mère le rejoint lors de la déclaration de la Première Guerre. Il vit dans la pauvreté et poursuit des études de Germanistique. Il assiste à l’enterrement de l’Empereur François-Joseph, en 1916, et est envoyé sur le front russe. De retour à Vienne, il abandonne son doctorat pour survivre de la plume de journaliste. Au café Herrenhof, il côtoie Hermann Broch, Franz Werfel, Milena Jesenska…En 1923 Roth déménage à Berlin, où il devient journaliste auprès de la Frankfurter Zeitung ; en 1925, il devient correspondant du journal à Paris. Ses articles sont caustiques et précis. Si la “Toile d’araignée” (1923) est son premier roman, le succès arrive  “La marche Radetsky”, en 1932, une fresque en l’honneur du défunt empire Austro-hongrois. L’on apprend au MAHJ que le critique de la Nouvelle Revue Française, Frédéric Bertaux, préférait le roman au col amidonné de Roth sur le “K und K” à la fresque ironique de Robert Musil, “L’Homme sans qualités”.  Juif dans l’Allemagne de 1933, Roth doit quitter l’Allemagne et oscille entre Paris, Amsterdam, et Ostende.

C’est sur ces années d’exil que l’exposition du MAHJ se concentre, dépeignant la vie de Roth d’hôtel en hôtel, reconstituant son café préféré, le “Tournon”, donnant à entendre son dernier roman, “La légende du Saint buveur”, insistant largement sur l’engagement politique du début des années 1930 contre le nazisme, et présentant ses amis dont les auteurs Stefan Zweig, Soma Morgenstern, Stefan Fingal, le sculpteur Joseph Constantinovksy .

Créée en Autriche par le directeur du Literaturhaus de Vienne, Heinz Lunzer, l’expo “Joseph Roth, L’exil à Paris” permet d’imaginer la vie de l’auteur à travers des extraits de sa riche correspondance. Des éditions originales de ses livres en VF permettent de comprendre comment Roth a été traduit tôt par Blanche Gidon, et comment le public a Français a très vite pu le lire.  L’amour de l’auteur pour la monarchie est évoqué en même temps que ses prises de positions politiques contre le nazisme : “L’écrivain a pour devoir comme tout un chacun de s’engager contre l’inhumanité du monde actuel”, estimait Roth, dès 1934. Mais, transformant l’écrivain-Arlequin en intellectuel engagé, l’exposition manque certaines ambiguïtés absolument fascinantes chez le personnage,  et passe peut-être à côté de sa folie.  Elle évoque à peine son spectaculaire enterrement, où personne ne savait vraiment s’il s’était converti ou pas, si bien que deux services religieux ont eu lieu : un juif et un chrétien.


LA MARCHE DE RADETZKY – Concert Nouvel An 2002
par Koloborder

Joseph Roth, L’exil à Paris, 1933-1939“, jusqu’au 4 octobre, MAHJ, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris 3e, m° Rambuteau ou Hôtel de ville,  lun-ven 11h-18h, dim 10h-18h, 6.80 euros (TR : 4,50 euros).

roth-mahj

A noter : Jeudi 24 et vendredi 25 septembre, un colloque international sur  l’exil de Joseph Roth aura lieu  au musée.  Programme ici.

Pour en Savoir plus :

BRONSTEIN, David, Joseph Roth, Biographie, Paris: Seuil, 1994.

MORGENSTERN, Soma, Fuite et fin de Joseph Roth, Paris : Liana Levi, 2003.

TRAVERSO, Enzo, La pensée dispersée, figures de l’exil judéo-allemand, Ed Leo Scheer, 2004

Roman : Un moment d’oubli, d’Abdelkader Djemaï

Lundi 27 avril 2009

L’auteur du « Nez sur la vitre » et de « Camping » (Seuil) est de retour avec un roman fin et intimiste qui plonge dans la mémoire poreuse d’un homme en deuil. Où l’on apprend que l’immigration peut aussi être un phénomène intérieur pour ceux et celles qui ne peuvent plus vraiment vivre comme les autres.

Une voix intérieure parle depuis un corps décharné. Le laisser-aller est voulu. Jean-Jacques Serrano est un fils d’immigrés italiens bien intégré. Heureusement marié, père de famille, et flic garant du respect de la loi française, sa vie a été brisée, coupée en deux pour s’essouffler sans parvenir à repartir. D’ailleurs, il ne désire pas que le fil normal des jours reprenne. Il regarde ses dents tomber une à une, et il lui reste simplement la mémoire. Celle obsédante et bloquée de la rupture, et celle, plus heureuse des jours passés.

Court et écrit à bout de souffle comme un long chant désespéré, « Un moment d’oubli » marche en somnambule vers une explication nécessairement incomplète car incompréhensible. Pourquoi un homme décide-t-il de quitter un travail dont il est fier et une femme qu’il aime pour sombrer dans une passivité de mort-vivant ? Pourquoi l’histoire s’est-elle arrêtée pour laisser place à une mémoire aussi minérale qu’ogresse ? Comment entre-t-on dans un deuil sans fin ? Et comment choisit-on la dissimilation s ans renouer avec aucune tradition ? Si le lecteur a le fin mot de l’histoire, il ne comprend jamais vraiment cette obstination morbide. L’écriture mûre comme un fruit alcoolisé d’Abdelkader Djemaï travaille l’étrangeté de la voix qui se livre sans jamais se débarrasser ni de sa solitude, ni de son poids. Les images s’entrechoquent : les souvenirs d’une enfance dans une ville française des années 50 entre Tati et Fellini, le blues du policier à l’américaine et la déchéance présente, recréant le puzzle d’une âme morte qui reste toujours et encore étrangère.

Abdelkader Djemaï, « Un moment d’oubli », Seuil, 86 p, 13 euros

« Des couleurs, tu n’en as plus, et loin des tiens, de tes meubles, de ta ville, de ton climat et de tes habitudes, tu es devenu, là aussi, par la force des choses, un émigré, même si tu n’as pas l’accent ni le physique typé. Un émigré de l’intérieur, un naufragé du dedans, un Blanc de race européenne, de confession chrétienne, non pratiquant et né après la guerre, dans le quartier de la Bussatte, un mercredi 27 octobre à 15h30. Un errant aux cheveux gris et aux yeux marron, mesurant un mètre soixante-douze, pesant cinquante-deux kilos, et ayant comme signe particulier une cicatrice sur la mâchoire droite. Un clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays. Mais à la différence de beaucoup de gens venus d’ailleurs, tu sais lire et écrire. Tu connais tous tes droits et tu as la force aussi de te foutre du regard des autres, de leurs paroles, des petits coups de canif qui laissent le cœur en sang » p. 53-54.

Yaël Hirsch