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Kichinev 1903 : Sur les traces de Bialik dans la ville du massacre

Dimanche 7 mars 2010

La maison de la poésie propose un spectacle autour du poème écrit en Hébreu  par Haïm NahmanBialik après qu’il est allé recueillir les témoignages des survivants du pogrom de Kichinev au printemps 1903. Venu d’une famille originaire de Kichinev, l’israélien Zohar Wexler raconte dans un Français sanglé sa propre quête de la vérité sur les pas de Bialik avant de lire avec toute son âme le poème « Dans la ville du massacre ». Bouleversant.

Les deux grands-parents de Zohar Wexler sont originaires de Kichinev (ville russe à l’époque) et sont arrivés en Palestine dans les années 1930. Les arrières grands-parents du narrateur ont donc été témoins (et pour l’arrière grand-père, victime) des pogromes de 1903 et 1905. Le pogrome de Kichinev qui a duré deux jours pendant Pessah et Pâques les 6 et 7 avril 1903 a fait 49 morts et plus de 300 blessés. La violence exercée par les habitants de Kichinev sur leurs voisins juifs était à l’époque un choc car d’une bestialité inégalée : femmes violées, femmes enceintes éventrées, crânes défoncés au marteau, vieillards décapités … La toute jeune photographie a immortalisé ce moment de barbarie et les photos du massacre ont fait le tour de la presse internationale.

Vivant à l’époque à Odessa (avant de devenir Le poète national d’Israël où il a immigré en 1924) Haïm Nahman Bialik a été envoyé par la Commission historique juive recueillir des témoignages du pogrome en mai 1903. S’il a pris de nombreuses notes (dont les carnets sont toujours à Kichinev), Bialik n’est pas revenu de ce voyage avec  un rapport, mais avec un poème. Un poème en Hébreu, bourré de références biblique, et dans lequel Dieu lui-même narre les faits et avec eux, sa honte. Après avoir raconté dans un style très simple et droit sa propre et récente quête sur les pas de Bialik dans la ville de ses grands parents, Zohar Wexler récite avec toutes ses forces le poème de Bialik.

« Dans la ville du massacre » se fait écho de la violence, de la colère et du deuil. De l’incompréhension aussi, puisque les juifs morts ont été assassinés pour rien. Les survivants ne savent que se résigner et mendier, tout reprend comme si de rien n’était. Seules les araignées gardent la mémoire vivante de ce qui s’est vraiment passé. Alors Dieu demande à un homme qu’il appelle « Fils d’Adam » – et à qui ils parle en termes biblique comme à Abraham (Lève toi et marche)- de toujours se souvenir. De maintenir dans la colère le souvenir, en rendant le deuil impossible. La récitation du poème est le véritable cœur du spectacle, la petite histoire du retour aux origines n’étant qu’un moyen de préparer le spectateur à tant de noirceur. Ce périple vers la ville du massacre est scandé par l’accent chaleureux et israélien de Zohar Wexler, porté par des vidéos montrant Israël, Kichinev, la mer, et aussi les archives (photos et textes). Ces vidéos, ainsi que celles de l’entrée qui introduisent le spectateur dans l’univers tout particulier du massacre, de la colère qui en est née et du sionisme, sont signées Marie-Elyse Beyne.

« Kichinev 1903 », avec et de Zohar Wexler, vidéos Marie-Elyse Beyne, scénographie Vincent Tordjman, lumièreChristian Pinaud, son Teddy lasry, costumes Cidalia Da Costa. Jjusqu’au 21 mars, mer-sam 20h, dim 16h, durée 1h10, Maison de la poésie, petite salle, entrée 161, rue Saint-martin, Paris 3e, m° Rambuteau, Les Halles, 17 euros (TR 12 et 5 euros).

« Lève-toi et va dans la ville du massacre,
Et tu verras de tes yeux et tu palperas de tes mains,
Sur les haies et les murs, les arbres et les pierres,
Du sang coagulé et des cervelles durcies.
Et tu traverseras les ruines et les décombres,
Et les murs éventrés et les fours éclatés,
Là où la hache creusa amplifia les trous et les brèches,
Pareils à des plaies béantes, noirs, incurables
Et tu passeras plongeant les pieds dans les plumes,
Butant contre des tas de bris et de débris,
Trébuchant sur des montagnes de livres et de parchemins
L’anéantissement d’un travail surhumain.
Et tu ne t’arrêteras pas sur cette destruction et tu passeras vers le chemin.
Plus loin les acacias se montreront à tes yeux,
Parées de fleurs et de plumes et exhalant une odeur de sang
Tes narines en respireront de force
L’étrange encens offert par un aimable printemps.
Et tandis que de ses flèches d’or,
Un soleil radieux te fendra le corps –
De chaque éclat de verre
Partiront des rayons joyeux,
Comme pour railler ton malheur.
Car Dieu convia le printemps et le massacre à la fois :
Le soleil brilla, l’acacia fleurit et l’égorgeur égorgea… »

crédits photos : © Béatrice Logeais / Maison de la Poésie

La Chanson Française pleure Mano Solo

Dimanche 10 janvier 2010

J’ai eu la chance de l’interviewer à Bourges il y a trois ans. Avec l’aide du chat et heureusement avant de l’entendre en live, sinon je crois que je n’aurais eu que le courage de bafouiller en face de tant d’intensité. Grande grande tristesse. Et grande gratitude pour des chansons qui m’ont souvent autant accompagnée et soutenue que celles de Barbara ou Brel.

Après de longues années de luttes contre le Sida, Mano Solo s’est éteint aujourd’hui, à l’âge de 46 ans. La France pleure l’un de ses grands chanteurs populaires.

Chaque nouvel album était un victoire pour Emmanuel Cabut. La douleur et la rage de vivre ont inspiré chaque note des dix merveilleux disques qu’il a offerts à son public. Séropositif depuis la fin des années 1980, le chanteur avait annoncé que son sida s’était déclenché lors d’un concert au Bataclan, en octobre 1995. Sauvé par la trithérapie, il avait été hospitalisé le 12 novembre dernier, après son dernier concert à l’Olympia. Il s’est éteint ce matin à la suite de “plusieurs ruptures d’anévrismes”, selon ses proches. Il avait 46 ans.

Silhouette punk, habits et chapeau noirs, et toujours accompagné de son chien, Mano Solo semblait concentrer toute la vie de son corps si maigre dans une voix déchirante et puissante. Le fils du dessinateur Cabu s’est fait connaître avec son album “La marmaille nue” (1993) où il exprimait déjà tous ses déchirements dans des chansons comme “Allez viens”. Chanteur populaire adoré de son public auquel il rendait bien sa passion, c’est sur fond d’accordéon qu’il partageait sa rage et sa lutte écorchée contre la solitude. Dans la plus pure tradition de Piaf et Brel, il décrivait le monde qui l’entourait, un monde qu’il percevait avec toute l’acuité et l’intensité que l’on entend dans sa voix.

Il sortait de sa vie et de ses tripes des titres nus de vérité. On lui doit les plus belles chansons d’amour des dernières années comme “Trop de silence”, “C’est toujours quand tu dors”(La marmaille nue), “C’est en vain” (“Les années sombres”, 1995),  “Sens-tu” (“Je ne sais pas trop”, 1997), ou “Palace” (“In the Garden”, 2007).  Sans faux-semblants, il a aussi évoqué son addiction à l’héroïne dans la chanson “Au creux de ton bras”(La marmaille nue). Figure engagée, Mano Solo soutenait une association qui venait en aide aux enfants malgache. Produit par Warner pendant de nombreuses années, il a décidé de faire appel à son public pour auto-produire ses deux derniers albums.

Dessinant lui-même les couvertures de ses albums et auteur du roman « Joseph sous la pluie » (Ed. la marmaille nue, 1997), Mano Solo était également auteur, peintre et dessinateur.


Mano Solo – Je Reviens
envoyé par danieldp. – Futurs lauréats du Sundance.

Roman : Un moment d’oubli, d’Abdelkader Djemaï

Lundi 27 avril 2009

L’auteur du « Nez sur la vitre » et de « Camping » (Seuil) est de retour avec un roman fin et intimiste qui plonge dans la mémoire poreuse d’un homme en deuil. Où l’on apprend que l’immigration peut aussi être un phénomène intérieur pour ceux et celles qui ne peuvent plus vraiment vivre comme les autres.

Une voix intérieure parle depuis un corps décharné. Le laisser-aller est voulu. Jean-Jacques Serrano est un fils d’immigrés italiens bien intégré. Heureusement marié, père de famille, et flic garant du respect de la loi française, sa vie a été brisée, coupée en deux pour s’essouffler sans parvenir à repartir. D’ailleurs, il ne désire pas que le fil normal des jours reprenne. Il regarde ses dents tomber une à une, et il lui reste simplement la mémoire. Celle obsédante et bloquée de la rupture, et celle, plus heureuse des jours passés.

Court et écrit à bout de souffle comme un long chant désespéré, « Un moment d’oubli » marche en somnambule vers une explication nécessairement incomplète car incompréhensible. Pourquoi un homme décide-t-il de quitter un travail dont il est fier et une femme qu’il aime pour sombrer dans une passivité de mort-vivant ? Pourquoi l’histoire s’est-elle arrêtée pour laisser place à une mémoire aussi minérale qu’ogresse ? Comment entre-t-on dans un deuil sans fin ? Et comment choisit-on la dissimilation s ans renouer avec aucune tradition ? Si le lecteur a le fin mot de l’histoire, il ne comprend jamais vraiment cette obstination morbide. L’écriture mûre comme un fruit alcoolisé d’Abdelkader Djemaï travaille l’étrangeté de la voix qui se livre sans jamais se débarrasser ni de sa solitude, ni de son poids. Les images s’entrechoquent : les souvenirs d’une enfance dans une ville française des années 50 entre Tati et Fellini, le blues du policier à l’américaine et la déchéance présente, recréant le puzzle d’une âme morte qui reste toujours et encore étrangère.

Abdelkader Djemaï, « Un moment d’oubli », Seuil, 86 p, 13 euros

« Des couleurs, tu n’en as plus, et loin des tiens, de tes meubles, de ta ville, de ton climat et de tes habitudes, tu es devenu, là aussi, par la force des choses, un émigré, même si tu n’as pas l’accent ni le physique typé. Un émigré de l’intérieur, un naufragé du dedans, un Blanc de race européenne, de confession chrétienne, non pratiquant et né après la guerre, dans le quartier de la Bussatte, un mercredi 27 octobre à 15h30. Un errant aux cheveux gris et aux yeux marron, mesurant un mètre soixante-douze, pesant cinquante-deux kilos, et ayant comme signe particulier une cicatrice sur la mâchoire droite. Un clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays. Mais à la différence de beaucoup de gens venus d’ailleurs, tu sais lire et écrire. Tu connais tous tes droits et tu as la force aussi de te foutre du regard des autres, de leurs paroles, des petits coups de canif qui laissent le cœur en sang » p. 53-54.

Yaël Hirsch

Le revenant a encore un visage

Jeudi 12 mars 2009

Dans les couloirs de l’hôpital, je voulais te voir. Te voir avant que tu meures. Ils m’empêchaient tous. Ils avaient l’air de s’en moquer. Ne pas voir mon angoisse. Ne pas savoir que tu vas partir. Cela fait plus de treize ans que tu m’as laissée. Pourquoi est-ce que je cours encore la nuit? Pourquoi ai-je encore peur que tu disparaisses? Le pire est arrivé, je devrais pouvoir dormir tranquille, tu ne crois pas? Le pire est arrivé comme toujours, paisiblement. Un voyage en voiture, le calme feutré de l’Hôpital américain, et toi, en repos. Après des mois de dialyse et de fatigue. Mais dans le lever d’une paupière, tu nous as reconnus. A l’époque, nous étions trois, soudés. Plus tard, quand les parents ont arrêté la voiture au Ranelagh pour nous dire que tu allais partir, que c’était la dernière fois, nous ne pouvions simplement pas y croire. Pareil au cimetière malgré le joli discours du rabbin Williams pour le Juif «tout à fait sans Dieu» auquel de nombreux amis offraient une mine ravagée. Enfin, je crois que mes frères pensaient comme moi. Nous n’en avons jamais reparlé vraiment. On ne parle plus beaucoup de toi. A l’époque nous étions trois. Nous sommes encore associés, mais discutons plutôt travail. Un peu famille aussi, mais de fait tu n’en fais plus vraiment partie. Enfin je veux dire, comme on ne peut plus s’inquiéter pour toi et que personne ne peut m’appeler à New-York pour me dire «Appelle ton grand-père, il ne va pas très bien», et jouer le joli air de culpabilité dont nous enserrons l’amour chez les Hirsch, et bien on ne ma parle plus de toi. De toute façon tu t’étais arrangé pour toujours aller bien. Les racines coupées et les ailes protégeant tes proches. Ca aussi, cette image d’Epinal de toi sachant profiter de la vie, ils l’évoquent de moins en moins. Ou alors ils n’en parlent pas devant moi, parce qu’ils savent que je pleure. Systématiquement. Pleure de ne pas avoir eu plus de temps, «un jour, deux jours, trois jours, laissez le moi…». Et je ne chante pas ça en pensant à toi, même si je crois en Dieu. Mais je ne sais pas si je crois que je vais te revoir. J’ai beaucoup de certitudes, il paraît. Sur ce qu’est un roman, sur ce que c’est d’être une femme moderne, sur la politique. Mais ça je ne sais pas. Je n’arrive même pas à y réfléchir. Ca m’a fait tellement mal de rêver que tu pouvais être pas loin et encore vivant que je ne sais même pas si je voudrais te revoir. Et maintenant je transpire seule, en ayant peur que tu sentes la fumée sur mes vêtements. Et que tu me grondes, pour la deuxième fois de ta vie. Mais c’est absurde, tu n’es plus là. Parti, il y a longtemps. Depuis si longtemps. J’étais encore une petite fille et tu m’as abandonnée. Je te tenais la main dans la rue, tu te souviens? Je marchais lentement à ton pas, comme je sais encore si bien le faire avec plein d’inconnus. Tu avais toujours ce chapeau si chic et le grand manteau de drap que porte maintenant Théo. Moi j’étais là, j’avais la chemise jaune que m’a donnée Yvette, les cheveux courts, au carré. J’étais bronzée. C’était presque l’été. Et j’ai voulu une dernière photo. Un autre souvenir avec toi. J’en ai entassé des souvenirs, même quand tu allais bien, bien avant, quand j’avais huit ans, j’avais si peur. J’avais trop lu sur la mort, sans comprendre vraiment. Je savais juste qu’elle séparait. Tous ces témoignages qui traînaient partout, tout ce deuil sans fin et dont tu étais l’antidote solaire. Juste ta voix me rassurait. Je savais qu’il y avait toi, pour moi, juste pour moi. Si j’avais un chagrin d’enfant je t’appelais sur le téléphone brun aux gros boutons verts, et simplement t’entendre me consolait. Maintenant, j’ai une tristesse que plus personne ne console. Alors que vraiment, je veux vivre. Même je dois vivre : d’autres fantômes, bien plus morts que toi et sans visage l’exigent. Alors, de l’extérieur j’ai une vie trépidante. Je n’en voudrais pas d’autre. Je suis «pleine de vie» comme ils disent. Je pense et parle toujours à deux cents à l’heure et trompe avec la même soif l’ennui dans de gros romans. J’aime beaucoup de choses, tu sais. J’en écris aussi. Des textes absurdes qui ne t’auraient même pas intéressé. Sur tout ce que tu as évité et laissé derrière toi en fuyant vers la Palestine et en t’installant dans le 7 e arrondissement. J’ai même essayé un peu d’apprendre ta langue, si belle et si inutile. Sans succès, sur ma petite bicyclette du Club Med Gym. Parce qu’il faut être en forme tu sais? Ici de ma vie à New-York qu’est ce que tu aimerais? Probablement les cornichons des délis, certains musicals, les grands department stores, comme maman, et oui, certains opéras, pas mes préférés. Comme Le Trouvère que je vais entendre vendredi. Ca tu aurais aimé. Mais je ne te connais plus, je t’oublie. J’ai perdu de déménagement en déménagement les petits objets que tu m’avais achetés et qui me servaient de porte-bonheurs. Je ne crois plus au bonheur, j’arrache un peu de joie. Les photos de toi sont dans ma chambre d’adolescente à Paris, avec les bijoux que tu m’as offerts. C’est Papa qui m’offre des bijoux maintenant, presque chaque année pour mon anniversaire. Je les ai aussi oubliés en France. Les hommes m’offrent des livres, c’est plus facile à égarer. Détachée de tout objet, accrochée à une musique bien meilleure que le mauvais CD de Céline Dion que j’ai écouté en boucle le jour de ta mort, je vis dans une chambre confortable mais sans aucune décoration. Loin de Paris, des sabliers dans l’appartement de mamie, de la grande angoisse apaisée de papa, j’allais peut-être oublier. Et puis tu es revenu cette nuit et la douleur est la même. Et tu me rappelles que c’est juste après ton départ que j’ai commencé à écrire. Gribouiller ça fait un peu illusion, ça semble mettre les idées en ordre et surtout ça gigote dans un vide effondrant. C’est aussi un cordon de continuité. Tu te rappelles ce que tu me souhaitais chaque année pour mon anniversaire? Que je reste toujours la même, tellement tu me trouvais parfaite. Tellement ton amour était inconditionnel. Mais j’ai changé, papy, je suis une femme maintenant. Enfin, je suis censée l’être. Et quand je me sens trop coupable d’avoir changé je me transforme en petite fille triste. Je redeviens cette petite fille triste et j’écris, et je sens que je suis vraiment la même. Sans toujours penser à toi, d’ailleurs. Mais ça ne sert à rien: il n’y a plus personne pour me dire que c’est bien et qui lance sa main mouchetée au ciel pour m’offrir la lune.