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Arman sort de ses boîtes au Centre Pompidou

Jeudi 23 septembre 2010

Jusqu’au 10 janvier 2011, le Centre Pompidou consacre une grande rétrospective à l’une des figures majeures du Nouveau Réalisme, Armand Pierre Fernandez (1947-2005) devenu “Arman” à la suite d’une faute typographique sur une affiche. 120 œuvres de l’artiste sont présentées dans un espace qui avance sous forme de cases de jeu de go, et qui permettent de mieux entrer dans les territoires créatifs du maître de l’accumulation, de la coupe et de la colère…

Le commissaire de l’exposition, Jean-Michel Bouhours, a fait le choix d’un parcours thématique qui permet parfaitement d’appréhender la trajectoire d’Arman. Présentant aussi bien de petites pièces rares, que les immenses classiques attendus, comme “Die Wise Orchid” (1962, voir photo ci-contre), voiture dynamitée du photographe Allemand Charles Wip, ou le saccage d’un appartement bourgeois dans”Conscious vandalism” (1975), cette rétrospective permet de comprendre à la fois le résultat/reliquat et le geste d’Arman. Des vidéos et des documentaires parsèment l’exposition, montrant comment l’artiste est parti du fouillis classifié de la brocante de son père pour travailler au plus lisse et design aux côtés de la firme Renault. Elle met également en lumière le souci qu’Arman avait de préparer sa postériorité – par de longs entretiens à propos de son travail, et son goût jamais démenti pour la couleur. Une grande et belle visite dans l’œuvre d’un des maîtres du 20 ème siècle, comme la France n’en avait plus connue depuis la rétrospective de 1998 au Jeu de Paume.

La première section de l’exposition, “de l’informel à l’objet”, nous présente un Arman peu connu, inspiré aussi bien par Jackson Pollock que par Kurt Schwitters ou le typographe du mouvement “De Stijl”, Henrik Nicolaas Werkman. Les “Allures d’objets” d’Arman font penser aux compositions “all over” de l’expressionnisme abstrait, mais portent déjà en elles le souci du geste créatif, et la marque de l’influence de deux grands contemporains : l’autre maître nicois du 20ème siècle Yves Klein, dont certains éléments IKB bleus se retrouvent dans les “Allures”, et le compositeur Pierre Schaeffer : la musique concrète et le travail d’étirement des sons sont une des sources d’inspirations d’Arman pour étirer la matière sur ses toiles. Déjà, nous dit Arman, “il y avait l’idée de la trace, de la marque, de l’instantané, du désordre, plus que de l’empreinte”.

A partir de la toute fin des années 1950, Arman regarde d’un autre œil les boîtes où il entasse les petites pièces qu’il colle dans ses tableaux. La deuxième section de l’exposition “Les poubelles, le plein” se concentre sur ce tournant central de son œuvre. Comme l’avaient fait les surréalistes, Arman quitte le plat vertical du canevas pour passer à la mise en boîte. S’il partage avec les avant-gardes des années 1930 le goût de la collection et un humour prononcé (qu’on retrouve dans tous les titres des œuvres et dont Arman ne se départira jamais), le Nouveau Réaliste (l’exposition manifeste du groupe a eu lieu en avril 1959 à la Galleria Apollinaire de Milan) pousse l’accumulation d’objet jusqu’à l’absurde, et va chercher les vestiges déjà présents de notre civilisation industrielle pour créer un sain malaise. Ainsi, de l’exposition “Le Plein” (1960) à la galerie Iris Clert, qui fait pendant au retentissant “Le vide” organisé par Yves Klein peu avant : Arman bourre la galerie de détritus classifiés, et ce jusqu’au plafond. L’invitation était elle-même une petite boîte (voir photo ci-contre).

Ce n’est donc pas un hasard si l’artiste commence ce travail sur l’accumulation avec ses célèbres “Poubelles”, œuvres pleines de dérision et marquant une époque, mais surtout portraits-robots d’Homo Faber contemporains retraçant des personnalités. Parfois Arman, les met en pot, “au naturel”(Voir photo ci-contre).

Les masses d’objets mis en boîte sont énormes, et le caractère périssable de certaines matières oblige Arman à trier ce qu’il empile tout au long des années 1960. Mais à partir des années 1970, le plastique à polymérisation rapide permet à Arman de recouvrir tous types de déchets, y compris périssables et de les conserver. Cette nouvelle technologie a un double effet sur l’œuvre d’Arman : elle rend sa réflexion sur le pourrissement moins directe, et plus symbolique et lui permet également de traiter des volumes beaucoup plus grands. La troisième section de l’exposition “La Masse critique de l’objet” met le visiteur face à d’immenses sculptures de l’artiste, qui sont probablement ses plus connues, telles l’imposante “Grande bouffe” (1973), ou “Home Sweet Home” (1960, voir ci-contre).

La section suivante (n°4), présente dans un même mouvement deux gestes opposés et complémentaires d’Arman : les “coupes” froides et analytique aux côtés des “colères” brûlantes et fracassantes. Dans les deux cas, Arman transforme l’objet au point que le visiteur le voit sous un jour totalement nouveau. Sacrilèges quand elles touchent à de vivants instruments de musique, on apprend que les colères ont commencé par un meuble Henri II (sans titre 1961), saccageant donc la grande tradition classique française (voir ci-contre). On apprend également comment le processus de destruction venait des arts martiaux, dont Arman, tout comme Yves Klein était adepte.

La cinquième partie de l’exposition “Archéologie du Futur” montre le souci d’Arman de conserver le plus longtemps possible les restes de ses découpes et de ses colères. L’artiste a alors expérimenté plusieurs matériaux pour les préserver : le plastique à polymérisation rapide, bien sûr, mais également, le bronze ( voir ci-contre), ou le béton.

La sixième section de l’exposition retrace le compagnonnage artistique d’Arman avec les industries Renault et met en avant le caractère presque “design” de ses sculptures industrielles.

La dernière section se concentre sur le retour à la peinture d’un artiste parti vivre à New-York et qui exprime donc en anglais et du haut de sa nouvelle nationalité cette renaissance du peintre en lui :” I am a born again painter”. Sans renoncer à tout le procédé d’analyse, destruction, préservation et accumulation d’objet qu’il a mis au point tout au long des années 1966, l’artiste commence dès 1966 à travailler à sa manière des tubes bruts de couleur.

Et cette rétrospective se referme sur une pièce calcinée, noir sur noir, les morceaux épars de meubles XVIII ème batis par la colère et conservés dans le bronze, tentent de résumer l’ensemble du travail de l’artiste : à la fois terriblement moderne, gênant et précieux.


Arman
envoyé par centrepompidou. – Films courts et animations.

Arman“, du 22 septembre 2010 au 10 janvier 2010, Centre Pompidou, niveau 6, de 11h00 – 21h00 jusqu’à 23 h le jeudi, fermé le mardi, et le 1er mai, Paris 4e, m° Rambuteau ou Hôtel de Ville, Tarif plein 12€ ou 10€ selon période / tarif réduit 9€ ou 8 € selon période.

Vous trouverez le lien vers une vidéo de l’INA d’un entretien entre Arman et Ardisson ici.

Heiner Müller : la foudroyante absence du père au Théâtre de l’Athénée

Vendredi 18 juin 2010

Dans le cadre du Festival Agora de l’Ircam, le théâtre de l’Athénée propose trois représentations exceptionnelles d’une pièce autobiographique et courte de Heiner Müller. Sur une musique du compositeur suisse Michael Jarrell, les percussions de Strasbourg ponctuent les bribes d’une non-relation terrifiante.

“Le mieux, c’est un père mort-né. toujours repousse l’herbe par-dessus la frontière. L’herbe doit être arrachée de nouveau et de nouveau qui pousse par-dessus la frontière.”

Tout commence par une syncope de percussions assourdissante. La confession du dramaturge allemand Heiner Müller ne peut être entendue. Pour son père, il n’a qu’un amour négatif – comme une version humaine de la théologie négative. C’est par bribes, par “ruines”, non pas au sens de Walter Benjamin mais bien au sens de celles de Berlin à l’année zéro, que l’intime de cette relation se dévoile. Müller s’exprime par découpes de souvenirs calmes et froids mais qui laissent supposer une relation terrifiante. Une père aussi dévorateur que celui de Kafka mais d’une toute autre manière. Un père envoyé au camp par les nazis car cadre du parti socialiste, mais un père qui apprend à son très jeune fils à baisser la tête pour ne pas se mettre en danger. Un père qui reprend tranquillement sa position politique de gauche après la guerre, avec un éclat usurpé qui asphyxie le fils. Un père que le fils voit dépérir à l’hôpital sans rien ressentir. Un père mort-né, une mère baleine bleue, et un fils quasiment incapable de dire “Je”.

Interprété par l’immense Gilles Privat, le fils a le flegme douloureux : une apathie de mort-vivant, digne fils de son père. Il évolue dans la sublime mise en scène de d’André Wims. Un décor tout en verticalité où les rayons du soleil gèlent et semblent se noyer dans la terre meuble et salissante. A ses côtés, dans cette froideur monumentale à la Anselm Kiefer, des fantômes se meuvent en silence. L’enfant qui n’est plus, un gigantesque ours impuissant, une danseuse-pantin qui vieillit et une femme d’un jour des années 1960, totalement intechangeable. Dans le fond, les percussions de Strasbourg et la musique électronique de Michael Jarell se dissimulent comme dans une fosse. Ils expriment la violence des non-dits du texte, laissant à peine la confession des ruines filtrer. Les trois seuls caractères colorés sont les chanteuses, habillées en flapper jaune poussin avec un bonnet marin tout brechtien. Mais le timbre clair de leur voix vient répeter pour les déformer les propos du fils. Comme des moires vengeuses ou un tribunal d’Erynies. Mais l’Oreste héros de la pièce de Müller n’est pas parricide – encore moins matricide. Le sang et la terre sur ses mains, c’est l’absence de passion; une indifférence mortifère et sublime qui touchera même ceux et celles qui peuvent rester un peu rétifs aux flux bruyants et aux chuchotements perçants de la musique de Jarrell.

“Le Père”, d’Heiner Müller, musique : Michael Jarrel, intérprétation : Les percussions de strasbourg, chanteuses : Suzanne Leitz-Lorey, Truike van der Poel et Raminta Babickalte, musique éléctronique : IRCAM, mise en scène André Wilms, avec Gilles Privat, Théâtre de l’Athénée, 7 rue Boudreau, Paris 9e, m° Opéra, RER Auber, les 17, 18, 19 juin 2010, 20h, 13 à 30 euros (tarif jeune -30 ans à partir de 6,50 euros).

Photos : Monika Rittershaus

Une immense production des Misérables au Châtelet

Lundi 31 mai 2010

Jusqu’au 4 juillet « Les Misérables » fête ses 25 ans au Théâtre du Châtelet. Une production anglaise grandiose, aussi bien du point de vue des voix que de la mise en scène, et qui rappelle au public Français ce qu’est une vraie Comédie Musicale.


Les Misérables, ou “Les Mis'” pour les intimes, c’est à l’origine, la comédie musicale créée par Robert Hossein en 1980 au Théâtre du Mogador, sur une musique de Claude-Michel Schönberg, et un texte adapté par Alain Boublil et Jean-Marc-Natel. Le producteur Cameron Mackintosh remarque le spectacle et le fait traduire par Herbert Kretzmer en Anglais. Avec le succès que l’on sait : affiche ininterrompue à Londres, 18 ans de triomphe à Broadway, et 56 millions de spectateurs à ce jour dans le monde ! Pour fêter les 25 ans du spectacle de Mackintosh, depuis un an, une production époustouflante des Misérables parcourt le monde. Elle est à l’affiche du Théâtre du Châtelet jusqu’au 4 juillet, pour le plus grand bonheur du grand public, et aussi des plus jeunes.

La musique Claude-Michel Schönberg n’a pas pris une ride et les thèmes des héros qui nous ont tous fait vibrer emportent immédiatement l’adhésion. Inspirée du décor original de John Napier et des dessins de Victor Hugo, la mise en scène romantique imaginée par Laurence Connor et James Powell est absolument somptueuse : avec une cinquantaine de comédiens-chanteurs sur scène, dans des décors industriels qui expriment bien l’urbanisation et l’enfermement dans la misère qui caractérisent du 19ème siècle dépeints par Baudelaire : le métal dentelé, élégant et néanmoins implacable semble emmurer les personnages, qu’il s’agisse de l’usine où Fantine est exploitée ou des barricades grandiose et monstrueuses des étudiants en révolte contre le pouvoir en place.. Avec une fluidité magique, la ville est toujours en mouvement. Elle se fait animale. Le climat révolutionnaire et romantique de l’œuvre d’Hugo est revu à la sauce libertaire des années 1970, et les dessins oniriques d’Hugo en fond de décor appellent à aller plus loin qu’ « à la fin du jour » pour « rêver un autre rêve ». La distribution est à l’avenant des décors : grandiose. En Valjean, John Owen-Jones exprime toute la palette de ses talents : du grave aveu d’identité de bagnard, à la superbe prière de protection pour l’homme de sa fille adoptive, « Bring me home » qui plane dans les aigus.


En face, Earl Carpenter est un Javert droit comme un « I » et tout en élégance vocale. Le timbre chaud et coloré de Gareth Gates en Marius, l’étudiant amoureux charme. Les timbres féminins sont tout aussi exceptionnels : Madalena Alberto est une Fantine déchirante, Rosalind james une Eponine à la voix puissante et blues et qui tire des larmes dans son air « On my own », et la jeune interprète de Cosette enfant à une voix d’une puissance absolument extraordinaire, notamment dans son air « Castle on the clouds ». Quant aux Thénardier (Ashley Artus et Lynne Wilmot), très clownesques dans cette mise en scène, ils n’en ont pas moins des voix à la hauteur de leurs camarades tragiques.

Il y a dans cette production des misérables, un souci de la perfection qu’on ne trouve qu’à Londres. La beauté des décors et des voix évoque aussi bien Delacroix que la magie du Paris de Carné, pour nous amener vers les thèmes intemporels et internationaux de l’enfance sacrifiée, de l’amour romantique et d’un monde meilleur à venir. A voir absolument !

« Les Misérables », de Claude-Michel Schönberg, texte anglais Herbert Kretzmer, direction musicale : Peter White, mise en scène Laurence Connor et James Powell, avec John Owen-Jones, Earl Carpenter, Gareth Gates, Madalena Alberto, Katie Hall, Ashley Artus, Lynne Wilmot, Rosalind James, et Jake Abbott, jusqu’au 4 juillet, Théâtre du Châtelet, mar-ven 20h, sam, dim, 15h et 20h, Place du Châtelet, m° Châtelet, 10 à 98 euros. Réservation ici.

Crédit photo : Michael Le Poer Trench

Roman : Les silences, de Rose Tremain

Lundi 31 mai 2010

L’auteure britannique du “Royaume interdit” (James Tait Black Memorial Prize, Prix Femina étranger 1994) implante son dernier roman dans les Cévennes, telles que les rêvent la bonne société londonienne. Fidèle à elle-même et au genre du réalisme poétique, Rose Tremain donne à ces « Silences » des accents délicieusement ironiques. Disponible chez Lattès à partir du 2 juin 2010.

Un grand antiquaire londonien, Anthony Verey, sent la fin de sa vie arriver. Il décide d’entreprendre une dernière grande chose : acheter un mas dans le Sud de la France et l’aménager pour atteindre la perfection. C’est sa sœur Véronica, le seul être qu’il chérit vraiment, qui l’a inspiré dans cette démarche. Spécialiste des jardins, celle-ci tente d’en cultiver un sans eau dans le Sud de la France et d’enfaire un livre. Mais la compagne de Veronica, Kittty, aquarelliste ratée, ne voit pas l’arrivée du frère d’un bon œil : jalouse de lui et de l’attention que Veronica lui porte, elle souhaite même sa mort. Anthony s’installe pourtant longuement chez sa sœur et se met à visiter plusieurs maisons. Son choix tombe sur le Mas Lunel, une maison de famille appartenant au vieil et ivrogne Aramon, qui en chassé sa sœur, Audrun. Du coup, cette dernière s’est construite une petite baraque en bord de terrain, qui bouche la vie et risque bien de décourager le pimpant acheteur britannique…

Si vous aimez les vrais et gros romans psychologiques, vous ne serez jamais déçus par Rose Tremain. Ses personnages aussi bien français qu’anglais sont touffus, socialement et moralement marqués par la vie. L’action commence comme un roman policier, à partir des sentiments de nostalgie d’une petite parisienne limogée dans les Cévennes et découvrant lors d’un voyage de classe qui la rend plus mélancolique encore que d’habitude un corps. Les multiples flash-backs éclairent avec subtilité les chemins qui ont mené chacun des personnages là où il se trouve : pour chacun, un carrefour différent de la vie. Rien n’est donc laissé au hasard, ni dans l’ombre, et Tremain crée puis étanche avec habileté la soif de son lecteur. Certaines scènes champêtres tirent également du côté de la poésie, notamment dans les réflexions intimes de ses personnages féminins : elles s’accordent si bien avec les couleurs et les bruissements de la nature. A ces ingrédients classiques, l’auteure ajoute également une touche acidulée d’ironie à la Iris Murdoch. Et la satire de la bonne société anglaise un peu dégénérée entre sa pluie, ses jardins, et ses enfants trop raffinés pour savoir se défendre rejoint étrangement celle de paysans français incestueux et alcooliques congénitaux.

Rose Tremain, « Les silences », trad. Claude et Jean demanuelli, J.C. Lattès, 402 p., 20.50 euros, sortie le 2 juin 2010.

Pour les anglophones, ne manquez pas les 10 commandements de l’écrivain, d’après Rose Tremain, sur le site du Guardian (ici). Un bel antidote au nombrilisme autofictionnel frenchy.

L’Affaire Dominici plaide pour un théâtre interactif

Mardi 18 mai 2010

Vu avec ma chère Grand-mère Yvette et suivi d’un dîner mémorable au petit Marius. Suivi également du film avec Gabin, qui est un monument (Gabin, pas le film). La présentation de la pièce par le vieux Robert Hossein était très touchante.

Après l’affaire Seznec, Robert Hossein avance de trente ans dans sa mise en scène des grands procès et s’attaque au cas de la famille Dominici. Mettant en scène l’intégralité de l’affaire (qui a traîné pendant plus de deux ans) au coeur du tribunal jugeant le patriarche Gaston Dominici, Hossein demande à l’issue de la représentation au public de voter. Et il sait tenir la barre de l’objectivité sans jamais glacer par l’énumération des faits. Un réalisme qui inspire le respect.

Dans la nuit du 4 au 5 août 1952, une famille de trois anglais – une homme, sa femme et leur très jeune fille- est sauvagement assassinée dans les Alpes de Haute-Provence. la commune s’appelle Lurs et le meurtre a lieu près du domaine de “GrandeTerre”, qui appartient à une famille de fermiers : les Dominici. L’arme du crime est une carabine datant de la résistance et l’enquête dure plus de deux ans avant que le patriarche Gaston Dominici, 75 ans, soit accusé du triple meurtre. La cour n’a pas de preuve mais seulement les aveux assez improbables du vieil homme très digne, obtenus après une longue nuit de torture psychologique. Gaston Dominici a-t-il vraiment commis le meurtre où s’est-il sacrifié pour l’un de ses fils et afin que la “Grande terre” perdure? Robert Hossein fait rejouer ce procès qui s’est conclu par la condamnation à mort du vieux fermier après douze jours d’audiences (sa peine a été commuée en emprisonnement à vie par le président Coty en 1957, et Dominici a été gracié par le général de Gaulle en 1960).

C’est Robert Hossein qui a lui-même accueilli son public, le remerciant d’être fidèle au rendez-vous et partageant avec lui sa passion pour les enjeux révélés par l’Affaire Dominici. Sa mise en scène de l’affaire Dominici se veut avant tout réaliste. Puisque des jetons sont remis aux spectateurs qui sont censés voter à l’issue du spectacle, Robert Hossein a voulu reproduire exactement les heures du procès. Le décor est sobre: une cour de justice de province. Et souvent statique, avec d’un côté des juges et le procureur et de l’autre l’avocat et son client. Au centre et en hauteur un narrateur rappelle les détails d’une enquête fort mal menée et rendue plus difficile encore par le silence de plomb et les mensonges partagés du clan Dominici. En dessous du narrateur, un fonctionnaire dit quand et comment les témoins peuvent prendre la parole et se retirer. Très loin de la mission de justice que s’était donné le film de Claude Bernard-Aubert, qui voulait réhabiliter le patriarche (joué par Jean Gabin, irremplaçable, même par Michel Serrault), la mise en scène de l’affaire Dominici au Théâtre de Paris ne prend pas parti. En reprenant mot pour mot ce qui s’est dit pendant le procès, elle donne ainsi à voir deux visages de la France qui s’entrechoquent : le monde paysan finissant des années 1950, où le patriarche règne en maître contre une cour assez troublée par cette discipline de clan et qui ne parvient pas toujours à faire entendre son jargon à la femme, aux neuf enfants, à la bru et au petit- fils de Gaston Dominici. Dans le rôle de l’inculpé, Pierre Santini est d’une sincérité et d’une dignité qui ne pâlissent pas si on les compare à la performance de Gabin. En bru têtue et intelligente, Geraldine Masquelier impressionne, tandis-qu’en femme bourrue, mais amoureuse après de longues années de compagnonage, Jenny Bellay est excellente. Au-delà du fait divers l’affaire Dominici concentre la France des années 1950 dans une seule pièce, et l’on en sort plein de mots surranés dans la tête et bourdonnant de questions sur le fonctionnement de la Justice d’hier et d’aujourd’hui.

“L’Affaire Dominici”, mise en scène Robert Hossein, avec Pierre Santini, Pierre Dourlens, Yannick Debain, Gérard Boucaron, Serge Maillat, Jean-Paul Solal, Frédéric Anscombre, Jenny Bellay, Henri Deus, Luc Florian, Dominique Gould, Pierre Hossein, Vincent Labie, Géraldin Masquelier, Danik Patisson, Jean Antolinos, Maurice Patou, Dominique Roncero, Théâtre de Paris, mar-sam 20h30, sam 16h30, dim 15h30, 15, rue Blanche, Paris 9e, m° Trinité, 29-49 euros, réservations ici.

photo Eric Robert

Romance à trois sur la plage de Dinard

Mardi 18 mai 2010

Il se trouve que je lisais ce roman, avant de partir en week-end pour Dinard… cheesy mais très sympathique.

L’auteure britannique Mary Wlesley n’est plus, mais Eho continue de nous livrer ses romans délicieusement irrévérencieux en version française. Après  “La pelouse de camomille” (2008) et “Rose Sainte-Nitouche” (2009), “Les raisons du coeur” sera disponible dès le 3 juin dans la traduction de Michèle Albaret. Un gros livre psychologique et truffé de personnages attachants, dans lequel on se plonge comme dans un bain chaud.

“Les raisons du coeur” commence après la Première Guerre mondiale sur la plage de Dinard où de nombreux Anglais et Hollandais viennent en villégiature. Un des couples britanniques est bien trop amoureux pour vraiment s’occuper de leur fille de dix ans, Flora. Celle-ci passe son temps à apprendre le russe auprès de la couturière du village et promène des chiens. Elle attire l’attention de trois hommes dont elle tombe amoureuse : deux garçons de 15 ans : Cosmo, le fils de grands industriels londoniens et Hubert, alias “Blanco”, meilleur ami de ce dernier et dont le père est tombé au front. Et elle n’est pas insensible au charme du joli coeur de la station, Félix, un peu plus âgé et pour lequel toutes ces dames se pâment. Après cet été de grâce où le temps semble s’être figé, Flora passe toute son adolescence en pension, vacances comprises, pendant que ses parents se suffisent l’un à l’autre aux Indes. Cinq ans plus tard, la mère de Cosmo vient offrir une nouvelle parenthèse de bonheur à Flora en l’invitant à passer une partie de l’été avec cette jeunesse dorée. Mais Flora a désormais quinze ans, un corps et des désirs de femme, et les sentiments nés à Dinard commencent à s’exprimer plus ouvertement…

Dans la tradition psychologique d’une George Elliott, Mary Wesley met toute l’élégance de sa plume britannique à décrire un monde en mouvement autour de sentiments qui ne passent pas. Si l’intrigue est un peu plus complexe et un peu moins olé olé que l’histoire de ménage à trois de “Jules et Jim”. Les triangles amoureux sont bien présents dans “Les raisons du coeur”. Les désirs bruissent, bien vivants sous le poids des habitudes et des conventions. Et le lecteur se laisse séduire par la timide et indépendante Flora, par le généreux Cosmo, ainsi que par le pragmatisme parfois fantasque de l’ironique Hubert. Un vrai roman, à emmener en week-end et à dévorer d’une traite.

Mary Wesley, “Les raisons du coeur, trad. Michèle Albaret, Eho, 526 p., 23 euros, sortie le 3 juin 2010.

Portrait de Mary Wesley © DR

Les secrets, un film métaphore sur l’enfermement de la femme orientale

Mardi 18 mai 2010

Pour une fois que je donne raison à ce bon vieux Edward Said…

Avec “Les Secrets” (“Dawaha”), la réalisatrice tunisienne Raja Ammari montre comment trois femmes tunisiennes se heurtent à leurs corps et à la société. Avec Hafsia Herzi (“La graine et le mulet”)en jeune femme découvrant le monde et la sensualité. Sortie française le 19 mai.

Pour son deuxième long métrage après “Satin Rouge”, Raja Ammari a choisi de filmer trois femmes laissées à elles-mêmes dans une villa tunisienne entrain de tomber en ruine. Aicha (Hafsia Herzi), Radia (Sondos Belhassen) et leur mère (Wassila Dari) ont décidé de rester cachées dans les anciennes dépendances de la maison où la mère a probablement servi. Elles vivotent de quelques légumes cultivés dans le jardin parmi les mauvaises herbes. Et aussi du travail de couture de Radia, vieille fille de quarante ans, qui sort une fois par semaine de leur antre pour monnayer ses travaux. Simple d’esprit, la jeune Aicha sent cependant son corps grandir et veut se parer et s’habiller comme une femme. Sa soeur et sa mère la battent et l’attachent au lit pour l’empêcher de raser ses jambes…

L’arrivée du fils des anciens propriétaires avec sa fiancée, la jolie et moderne Aelma (Rim El Benna), vient bouleverser la petite vie du trio. Si la mère et la grande soeur veulent continuer de se cacher, Aicha est trop attirée par les talons rouges et le maquillage de Aelma pour se retenir d’aller espionner les nouveaux venus dans leur sommeil.

Cheveux de soie et d’ébène, lumière mordorée, jeux de cacher-montrer et corps inaccessibles mais cependant désirants, “Les secrets” reprend tous les clichés des bons vieux tableaux orientalistes pour les mettre en mouvement. Et il n’est pas sûr que ces très belles images remettent en cause les lieux communs. Ceux-ci sont certes répétés avec  talent, mais aussi avec une application de bonne élève de Delacroix qui laisse un peu songeur… Seule la fin explose de violence, reprenant sans crier gare le thème classique des explosions de la femme hystérique. Petite Salomé ingrate et sans homme pour la désirer, Aicha se libère de chaînes finalement très féminines pour courir vers une liberté moderne, faite de téléphones portables, de fêtes aux musiques techno et de maquillage de grande marque. Et ce rêve de consommation libre passe par le sang et le matricide. Choquant, “Les secrets” a retenu l’attention de la dernière Mostra de Venise et provoqué de très vive réactions au festival du film du Caire, en novembre dernier. A vous de juger, dès le 19 mai.

“Les secrets”, de Raja Ammari, avec Hafsia Herzi, Sondos Belhassen, Wassila Dari, Rim El Benna et Dhaffer L’Abidine, Tunisie, 1h30

Dvd : Hi, Mom! Brian de Palma psychédélique

Jeudi 15 avril 2010

Quatre ans avant le cultissime “Phantom of Paradise” (1974), De Palma retrouve Robert de Niro qu’il avait déjà fait jouer dans “Greetings” pour une fenêtre sur cour libertine et politiquement incorrecte. “Hi, Mom!” est disponible le 5 mai chez Carlotta Films.

Vétéran de la guerre du Viet-Nâm, John Rubin emménage dans un taudis d’une grande tour de Manhattan qu’il transforme en poste d’obsevation des ses charmantes voisines. Puis il se cherche un producteur de films pornographique pour financer son projet artistique : immortaliser les ébats vivants des voisines d’en face depuis sa “fenêtre sur rue”. Mais son programme de “rality porno” s’enroue quand la caméra bat de l’aile et fait capoter les prises de vues de ses performances avec la jolie fille intello et esseulée d’en face.

Libre, un peu fou, et fonctionnant par collage, “Hi, Mom” annonce déjà pour certains dans ses monologues hallucinés “Taxi Driver” (Paul Schrader avait proposé à De Palma d’écrire le scénario). psychédélique comme Phantom of Paradise sans en partager l’hystérie, ce film est peut-être un peu trop décousu, ce qui explqiue qu’il ne soit pas devenu “culte”. Mais tous retiendront la scène inattendue et totalement politiquement incorrecte “Be black Baby” où est exposé en spot de pub satirique l’agenda politique d’un groupe pro-noirs avec lequel le héros va travailler. cet agenda consiste simplement à demander à chaque américain de retrouver le sang noir au fond de soi… L’identité se déconstruit, les images aussi.

“Hi, Mum!” de Brian de Palma, avec Robert de Niro, Charles Durning, Jennifer Salt, Gerrit Graham, USA, 1970, 83 min, Carlotta Films 19.99 euros.
Le Dvd contient également la bande-annonce, une étude sur le voyeurisme, une préface de Samuel Blumenfeld et un bonus caché.

Le MAHJ rend hommage à la Radical Jewish Culture

Vendredi 9 avril 2010

Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme a organisé la première exposition  mondiale dédiée au mouvement de la “Radical Jewish Cultire”. Née à New-York au début des années 1990, et chapeauéte par le compositeur John Zorn, cette mouvance culturelle qui puise dans les racines de la tradition et de l’histoire juive est née dans le Lower-East Side de New-York. Pour devenir une référence incontournable des musiques alternatives présentes sur la scène internationale… De nombreux concerts sont également prévus au MAHJ, dont Zorn lui même, Annthony Coleman et David Krakauer. Un évènement qui place Paris à l’avant-garde de la contre-culture…

La radical Jewish Culture est née en lieu et place de la naissance du nazisme, à Munich, en 1992 lors d’un festival qui portait le nom de ce mouvement et où John Zorn avait réuni le guitariste Marc Ribot, le pianiste Anthony Coleman, le violoniste Mark Fledman et où il avait également fait venir Lou Reed. L’oeuvre princeps du mouvement est la violente “Kristallnacht” de Zorn, sous le signe de l’étoile jaune, de collages de sons de verre brisé, d’un hommage à la dodécaphonie de Schönberg, et empreinte de judaïsme à travers des référence à la gematria (numérologie juive)…

A travers une scénographie qui, comme d’habitude au MAHJ, est très soignée, les jeunes commissaires de l’exposition Mathias Dreyfus, Gabrielle Siancas et Raphaël Sigal, invitent le visiteur à découvrir le moment fondateur et l’évolution du Radical Jewish Movement. Casque autour du cou, afin de pouvoir se brancher sur divers types de musiques ou d’interviews des principaux acteurs du mouvement, celui-ci est amené à comprendre comment cette troisième génération new-yorkaise a voulu retrouver ses racines juives pour s’en inspirer et créer une culture radicale. Les rapports avec la beat generation, et les autres types d’art (les superbes photos de Michael Macioce) sont explixitées, de même que les sources juives : le kletzmer bien sûr, mais qui est plus un écho que le fondement de la musique des juifs radicaux, le temps des réunions annuelles qui est celui de Pessah (la pâque juive), et la volonté de se détourner de judaïsme assimilé pour approfondir les leçons du hassidisme et du Baal Schem Tov.

Mouvement protéiforme, et semblet-il plus “schibolleth” (mot de passe) entres tribus que véritable groupe artistique, la New Jewish Culture se tient cependant regroupée derrière le label de son chef, John Zorn. Sa maison de disques, Tzadik (“le sage”, “le juste”, en hébreu) est conscarée aux msuiques juives et contient la collection “Radical Jewish Culture”. Si pour certains membres du mouvement, la RJC est un mouvement social ou politique, la conception personnelle de Zorn semble puiser plus profond : selon le compositeur, il y a bien un inconscient juif, une sorte d’Ur-grammaire de tous les signes qui “grifferait” tout art produit par un juif. Reste à en être conscient et à l’exprimer ouvertement pour se montrer radical… Mais Zorn n’est pas prosélyte et laisse toute son ouverture d’esprit au mouvement… On se régalera notamment en écoutant et voyant des extraits de son opus magnus moultes fois ré-enregistré : Masada.

Dernière remarque : la RJC n’est pas morte loin de là et si la slale originelle des concerts des années 1990, la Knitting Factory, est un peu “out”, Zorn a toujours son lieu free et jazzy à Manhattan : The Stone.

Pour ceux qui ne sont pas prêts à traverser l’Atlantique pour se familiariser avec la RJC, le MAHJ prévoit une série de concerts exceptionnels, noatmment (mais c’est complet) Krakauer et Coleman le 14 avril, Zorn le 18 mai et le Ben Goldberg Trio le 2 juin. Toutes les infos ici.

“Radical Jewish Culture”, jusqu’au 18 juillet 2010, MAHJ, Hôtel de Saint-Agan, 71, rue du Temple, Paris 3e, m° Rambuteau, Hôtel de Ville, lun-ven, 11h-18h, nocturne le mercredi j.q. 21h, 7 euros (TR: 4,50 euros).

Site très docuementé de l’évènement, ici.

Un musicien dans les sous-sols de Berlin

Jeudi 8 avril 2010

Spécialiste des destins emblêmatiques, l’écrivaine alemande Marie-Luise Scherer brosse le portrait d’un accordéoniste que la chute du mur pousse sur les routes d’Europe entre deux points fixes : Essentouki et Berlin. Une belle aventure humaine publiée en Français par Actes Sud.

A la fin de l’ère soviétique, l’irruption de l’économie de marché en Georgie met l’accordéoniste Kolenko au chômage : plus personne n’a le temps de payer un peu de musique. Il quitte sond sa jolie femme pour tenter sa chance à Berlin. De quais de métro en cimetières, il parvient à conquérir un certain public, ses accents russes et son nom de scène “Karpov” parlant à un public dont l'”ostalgie” croît à mesure que les années 1990 avancent. Mais  trouver un toît est souvent difficile et si départager l’artiste du mendiant n’est pas toujours évident pour le public berlinois. Qui plus est, les visas s’épuisent vite et Kolenko retourne souvent au pays, y apportant des tonnes de vêtements généreusement donnés et pas mal d’argent. A chaque fois, il lui fait retrouver un “tuteur” qui l’invite à nouveau à Berlin pour revenir y gagner sa vie, et traverser toute l’europe de l’est dans des trains interminables où il rencontre une foule de personnages déchus ou avides, tous plus colorés les uns que les autres. La course se termine sur le mariage de son fils et la relève des générations futures. Marie-Luise Scherer livre un roman très humain (écrit en 2003), aux qualités documentaires incontestables et que tous les amoureux de l’est liront avec délectation.

Marie-Luise Scherer, “L’Acordéoniste”, trad. Anne Weber, Actes Sud, 155 p. , 18 euros.

A peine la musique l’avait-elle attirée dans le tunnel que son besoin d’agir thérapeutique s’intensifia au point qu’elle se sentit pousser des ailes. Tombant sur cet homme qui avait l’air complétement ailleurs, elle dit : ‘C’est chouette, ta façon de jouer’. En effet, Kolenko jouait sans aucune de ces mimiques accrocheuses qui, dans son métier, attirent le public. Il souriait sans regarder personne, même lorsqu’une pièce tombait. Mme Machate saisit d’emblée, en lisant la pancarte en carton, ce qui le poussait à une telle retenue en faisant de la musique. Il voulait éviter par là qu’on amalgame son art et sa recherche d’un logement, qui ressemblait à celle d’un mendiant.” p. 21.