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Roman : Exercices de la perte, d’Agata Tuszyńska

Jeudi 12 novembre 2009

Agata Tuszyńska, une des étoiles montantes de la littérature polonaise publie un deuxième roman chez Grasset. Tout comme « Une histoire familiale de la peur », mais encore plus intime, « Exercices de la perte » s’inspire de la vie de l’auteure. Et nous apprend comment elle a vécu près de deux ans avec son compagnon mourant d’une tumeur cancéreuse. Bouleversant.

exercices-de-la-perte, Tuszyńska Agata et son compagnon, Henryk se sont rencontrés à New-York. Vivant tous deux entre deux continents et partageant une lourde histoire qui est le lot des juifs polonais survivants, ils vivent leur histoire d’amour à distance, les aléas de la vie quotidienne prenant le pas sur leurs projets d’avenir ensemble. Leur histoire n’en est pas moins un roc, qui dure des années, et leur couple communie dans la poésie et la littérature russe et polonaise. Mais un jour Henryk apprend qu’il a une tumeur du cerveau. Elle est cancéreuse, et lui laisse très peu de temps devant lui. Agata le rejoint au Canada où il subit une série d’opérations lourdes. Elle qui s’est toujours laissée portée par cet homme fort oublie tout : ses cours à l’université, sa féminité, ses livres à écrire, pour se consacrer à lui. En près de deux ans, elle apprend à admirer le courage d’Henryk se battant contre la mort, la force du soutien des amis, et le peu de poids des livres pour aider à surmonter cette épreuve. Par définition, on ne surmonte pas la mort annoncée de sa moitié. Et cette vérité est encore plus forte lorsque celui-ci vient d’une famille de survivants…

Dans un style très direct, Agata Tuszyńska se remet à écrire après la mort de son compagnon. Une écriture qui prend la forme d’une chronique, où la catastrophe est perçue du point de vue de celle qui va survivre. Ni hagiographie, ni travail de deuil, « Exercices de la perte » amène le lecteur où se trouve l’auteure : dans les limbes de l’attente. Une attente réactivée post-mortem, où paradoxalement, Henryk est terriblement vivant. Tuszyńska n’épargne ni la description des faiblesses physiques de son amour malade, ni les changements de son caractère, et nous plonge dans un intime douloureux. Elle égrène également les références littéraires qui furent les leurs, et les quelques auteurs qui l’ont accompagnée lors de cette traversée dans l’antichambre de la mort de l’autre. La plus belle scène du livre est probablement le mariage in extremis vécu malgré la tristesse infinie comme une victoire sur la maladie. Ce mariage rappelle une histoire fameuse du ghetto de Lodz où un couple aurait décidé de sceller son alliance dans un cimetière, blasphémant ainsi contre Dieu en espérant une réponse de sa part, au moment si silencieux où des millions de juifs étaient assassinés. Sauf qu’Agata Tuszyńska est résolument athée. Ce livre est un précieux compagnon pour tous ceux et celles qui doivent faire l’expérience de la perte, sans aucun secours de la transcendance. Pour les autres, c’est aussi, en filigrane, une belle plongée dans l’univers des intellectuels polonais en exil. On en sort avec l’envie immense de lire ou de relire d’immenses poètes polonais comme Tuwim ou Milosz.

Agata Tuszyńska , « Exercices de la perte », trad. Jean-Yves Erbel, Grasset, 314 p. 19 euros.

« Il m’est difficile d’écrire. Cela a toujours été difficile. A chaque nouvelle tâche, il me semble que la probabilité d’une défaite augmente. Il en a toujours été ainsi, mais maintenant que notre vie avait volé en éclats, je me sentais trahie par les mots. Abandonnée et trompée. Les mots manquaient de force pour dire la peur, exprimer tout ce qui s’était passé. Pendant neuf mois je les ai à peine effleurés. Maintenant, je sais qu’ils doivent me sauver. Je n’ai rien pour me venir en aide. Je ne sais rien. D’où l’injonction d’écrire, l’injonction car sans cela, je me sens inutile et vaincue. Henryk a un cancer du cerveau. Jamais je n’ai eu à me débrouiller avec un tel fardeau.
Merci maman, de m’avoir appris à placer les lettres et les mots.
» p. 143

Rentrée littéraire : Voir Saint-Pierre et Miquelon, écrire à Ava, et mourir

Dimanche 6 septembre 2009

Auteur jeunesse reconnu, notamment pour les Secrets de Faith Green (Castermann, 1998), Jean-François Chabas quitte l’enfance pour s’intéresser à l’autre bout de la vie. Son deuxième roman “pour les grands” , Les ivresses (Calmann-Lévy), rassemble les  lettres d’un homme de 36 ans condamné par un cancer.

On aime qui on peut, pas qui on devrait aimer” p. 190

ivresses-livreJonas a 36 ans lorsqu’il apprend qu’il est condamné par un cancer. Il en a pour un an, qu’il décide de passer dans une maison isolée de Saint-Pierre-et-Miquelon. Affaibli et un peu misanthrope, il essaie de continuer son art : le dessin, d’être le moins désagréable possible avec le jeune couple de voisins qui lui apporte à manger, et il décide de se confier à une jeune femme au nom de star et au caractère de lionne qui l’avait agressé à Paris : Ava. Manque de chance pour Ava, après la mort de ses parents naturels, et après avoir été maltraité par une tante, Jonas a grandi avec des parents adoptifs qui tenaient une salle de boxe… Il a donc su désarmer la jeune-femme de 18 ans. La narration avance au fil des souvenirs, des anecdotes d’une vie réduite par la maladie dans une île qui est loin d’être ensoleillée toute l’année, et des interrogations sur l’égoïsme de l’écriture, ou sur la possibilité de transmettre quoi que ce soit à une jeune-femme à peine sortie de l’adolescence. Riches d’aventures, et aussi de réflexion, les 36 petites années du jeune condamné contiennent assez de péripéties, de sentiments et de déceptions pour tisser la trame d’une vie achevée et bien remplie. Et c’est comme si l’écriture venait parachever cet accomplissement.

st-pierre-et-miquelon

Dans un texte simple et lumineux, Jean-François Chabas ramasse les années d’une vie courte, mais trépidante. Et le lecteur reçoit en même temps – ou à la place?- du personnage d’Ava des petites pépites de sagesse qui ont le goût vif et amer des fruits prématurés. Sans trop s’attacher au narrateur, on apprend beaucoup de lui, et on suit sa trajectoire avec une distance d’esthète, sachant qu’il s’agit d’un compagnon condamné. La forme des lettres permet à l’auteur d’être aussi direct que possible, dans ses informations et dans ses questions. L’impression qui se dégage du roman est présente dès la couverture, où l’on voit une esquisse de Rodin : l’achèvement du mouvement malgré le brouillon du trait, la force de la couleur bleue des îles, et le mystère d’un visage à jamais effacé.

Jean-François Chabas, Les Ivresses, Calmann-Lévy, 14,50 euros.