Pas très motivée et en mode “mes yeux se ferment devant un thriller suédois”, je prends le clavier pour évoquer le moment fort de ce soir au châtelet, main dans la main avec ma grand-mère pour écouter la soprano coréenne Sumi Jo. Techniquement impeccable, et répertoire étrange, dont un début baroque qui nous a surprises, avec un moment assez intense sur l’air de Purcell “Music for a wile”. Combien de fois l’avons-nous entendu ensemble, avec ma mélomane de grand-mère, quand on parcourait l’Europe à la poursuite de récitals de contreténors, il y a de cela une quinzaine d’année. La beauté du texte, les serpents qui “drop drop drop” comme des larmes, le fantôme de la voix de James Bowman sur le disque, et c’était une émotion parfaitement apaisante de pouvoir, 15 ans après, écouter avec autant de plaisir et d’apaisement ce morceau ensemble. La suite du concert nous à moins touchés, mais nous étions sur la même longueur d’onde, pas d’impatience, un joli dîner au Zimmer dans la demi-douceur d’un soir de juin qui semblait élastique.
Anaïs Mitchell, a écrit son “opéra folk” sur les Enfers pour une première performance à Vergennes, dans son Vermont natal, en décembre 2006 et s’est très bien entourée (Ani Di Franco, Justin Vernon de Bon Iver…). Trois ans et demie plus tard l’album “Hadestown” (Rigtheous Babe/ Naïve) est enfin disponible pour la grand public. Un chef d’oeuvre qui mélange thèmes baroques et musique folk, le tout transposé au temps de la Prohibition.
Reconnue par la chanteuse féministe Ani Di Franco qui l’a aidée à signer son album “The Brightness” chez Rigtheous Babe, Anaïs Mitchell est restée fidèle au Vermont et à son mentor en montant son opéra sur le monde d’Hadès à Vergennes et en donnant le rôle de Perséphone à Di Franco. Pour la suite du superbe casting, on retrouve Justin Vernon de Boniver en Orphée, la troublante voix de basse folk de Greg Brown redonne vie à Hadès, Ben Knox Miller du groupe Low Anthem est Hermès et l’émouvante Anaïs Mitchell interprète Eurydice. L’histoire est transposée de l’antiquité grecque à la grande dépression américaine : Eurydice se laisse séduire par Hadès, qui lui décrit sa ville (Hadestown) comme un hâvre de sécurité et d’opulence. Elle le suit donc, quittant son amant, le poète Orphée, qui comme le veut l’histoire, tente tout de même de la ramener des Enfers.
Anaïs Mitchel reprend un sujet et certains thèmes musicaux tout droits sortis du XVIIIème siècle. On ne peut évidemment pas s’empêcher de penser à “l’Orphée” de Gluck, même si les intermèdes musicaux d’Hadestown -qui sont certainement les morceaux les plus inspirés du baroque – rappellent par certains aspects Rameau (l’intro du “songbird” ou la deuxième partie du “lover’s song” font écho aux “Indes Galantes” ou aux “Fêtes d’Hébé”). Et puis, en bonne compositrice baroque, Anaïs Mitchell use et abuse des répétitions de phrases clés sans pour autant aller jusqu’à écrire des arias da capo. Mais ce substrat “baroque” n’est que la base “classique” qu’Anaïs Mitchell et Michael Chorney (son orchestrateur) enveloppent d’un folk traditionnel pour rejoindre la musique de la grande dépression et des années 1930.
Ainsi, par exemple, le duo “Hey, Little songbird” reprend un thème classique de l’opéra baroque (le “Morning’s lurke” de “Sémélé” de Haendel) pour le rehausser de batterie folk et de la voix profonde (mais plus proche de celle de Paul Robeson que de Laurent Naouri) de Greg Brown. De même, “Gone, I am Gone” reprend le ravissement baroque (le “Where shall I fly” de Déjanire dans “Hercules” de Haendel) sur le mode du “récital” entre deux arias. Mais ce motif est porté par la voix très “cabaret” d’Anaïs Mitchell. Quant au flower-power, il est bien sûr très présent, notamment dans LA chason d’Eurydice/Mitchell (“Flowers”), et dans le joyeux “Wedding Song”.
“Hadestown” est une épopée fluide dont on connaît la fin, mais dont les péripéties poétiques (à lire dans le très beau “libretto“) fascinent. Le mélange des genres fonctionne dans des mélodies bruissantes de vie, et dégageant une langueur méditative très addictive. Enfin, comme pour un “vrai” opéra, la qualité des voix finit de donner toutes ses lettres de noblesse à une oeuvre dont la renommée dépasse déjà largement les frontières du Vermont.
“Hadestown“, d’Anaïs Mitchel, avec Ani Di Franco, Ben Knox Miller, Justin Vernon et Greg Brown, orchestration Michael Chorney, Rigtheous Babe/ Naïve, sortie le 26 avril 2010, 14 euros.
Compte rendu d’une aventure merveilleuse. Sous mon couvre-chef de directrice des affaires culturelles d’en3mots, notre boîte de com familiale, j’ai eu l’insigne honneur de piloter une opération pour les spectacles du château de Versailles. Une soirée bouleversante sous l’oeil de biche de Juliette Greco, agrémentée des fastes de Versailles et de très belles rencontres avec des collègues qui aiment partager leurs enthousiasmes.
Rénové et enfin ouvert au grand public depuis le 10 décembre dernier, l’Opéra Royal de Versailles a accueilli hier soir l’éternelle jolie môme. Une tranche de vie qui inaugure une saison exceptionnelle dans une salle dont on n’a pas fini de parler.
Lundi 14 décembre, Château de Versailles Spectacle avait convié une dizaine de bloggers à venir découvrir un lieu mythique désormais ouvert à tous : l’Opéra Royal. La boîte à sorties a eu le bonheur de partager ce moment de grâce.
Passer les grilles de Versailles la nuit, et avoir l’impression d’avoir le château pour soi est une expérience magique que ceux et celles qui ont assisté aux grandes eaux estivales peuvent imaginer. Et entrer dans l’enceinte du château pour se rendre dans l’Opéra, auparavant destiné uniquement aux chefs d’Etat est un évènement absolument unique. Le temps semble n’avoir eu aucune prise sur la salle imaginée par Ange Jacques Gabriel en 1770 pour que Louis XV puisse à la fois écouter de la musique et danser (c’était aussi une salle de bal).
De même, le temps semble avoir glissé sur Juliette Greco qui donnait un concert exceptionnel, accompagnée de son mari et pianiste (également accompagnateur et co-auteur de chansons de Jacques Brel), Gérard Jouannest et de l’accordéoniste Jean-Louis Matinier. Terriblement libre, derrière sa silhouette filiforme et ses yeux de biche rieurs, et la voix suave encore toute présente après 60 ans de carrière, la muse de Brel et Gainsbourg a bouleversé son public.
Toute de velours vêtue, elle a su mêler des classiques de son répertoire (« Une petit poisson, un petit oiseau », « Jolie Môme », et surtout reprise mutine et drôle de « Déshabillez-moi »), des titres appartenant au panthéon de la chanson française (exceptionnelle reprise de « J’arrive » de Brel, de la « chanson des vieux amants », de « Bruxelles », et en final de « Ne me quitte pas », troublante interprétation d’ « Avec le temps » de Ferré, et toujours sensuelle version de « La Javanaise »), et des chansons que de jeunes talents comme Abd Al Malik ou Olivia Ruiz ont écrites pour son dernier album, « Je me souviens de tout ».
Aussi généreuse qu’élégante, Juliette Greco aime son public et lui fait savoir ; elle lui parle, elle rit, elle s’engage (notamment dans la chanson « Train de nuit »), et surtout elle vit ses chansons avec nous. Ses mains, fascinantes, tourbillonnent, et miment chaque mot prononcé, dans la plus pure tradition de la chanson réaliste. On aurait envie de dire que l’entendre chanter du Brel sur les accords originaux de Jouannest est un moment d’histoire. Mais Greco est trop présente pour qu’on ose conjuguer l’émotion au passé. Tout se passe comme si le temps s’arrêtait. Il n’y a plus que la force des mots reflétés dans les stucs et les glaces baroques de l’Opéra royal et sur les touches nacrées du piano de son mari.
Après le petit moment de flottement qui suit la standing ovation, et juste le temps de se rappeler chacun ce que dans nos vies les mots chantés par Greco ont pu avoir de poids, nous nous retrouvons autour d’une coupe de champagne, dans la majestueuse salle d’entrée de l’Opéra, pour échanger nos impressions. Celles-ci sont difficiles à exprimer, mais nous sommes tous conscients d’avoir partagé un moment dont nous nous souviendrons. C’est alors que le directeur de Château de Versailles-Spectacles nous offre de voir les coulisses de l’Opéra. Nous apprenons avec étonnement que ce lieu si intime contient en fait jusqu’à 640 personnes (toute une cour, donc), et que le trompe l’œil baroque a bien plus de profondeur que ce que l’on pourrait croire. Nous voyons la salle vide sous tous les angles, passons derrière les coulisses, et plongeons au quatrième sous-sol pour nous rendre compte que le ventre de l’opéra est un immense et solide bateau de bois.
Avant de quitter Versailles nous passons dans la chapelle royale, bijou XVIIIème où certains concerts auront lieu en 2010, notamment le « God is sound » de Camille, une autre grande jeune-fille de la chanson française, les 3 et 4 février.L’expérience d’un concert à l’Opéra de Versailles est un moment magique et désormais possible pour tous et toutes l’année. Pour en savoir plus sur le programme, rendez-vous sur le site de Château de Versailles-Spectacles.
Et voici les articles des autres plumes présentes à cet évènement exceptionnel :
Le premier jeu de mots qu’on m’a appris en anglais est : “If it ain’t baroque don’t fix it” (Si ce n’est pas cassé/baroque, ne répare pas). J’avais choisi d’aller vivre à Chicago. Non pas en faisant tourner une des vieilles planètes rondes de bois de la grande Bibliothèque de Prague, mais déjà sur Internet. Parce qu’à Chicago, il y avait un opéra. Avec des productions de qualité mineure et des mises en scènes vieillottes, ai-je vite réalisé pour me “mettre” à la musique symphonique, qui était là-bas d’excellente exécution. C’est vrai, j’ai tendance à vouloir réparer. Pour justifier un peu mon existence. Et cela me joue des tours de manèges entiers. Mais la seule chose parfaite et impossible à retoucher pour moi est la musique baroque. Parce que c’est de la musique d’abord, une sorte de magie pour moi, qui a sauvé mon père pendant la guerre et dont je ne peux pas apprécier la fabrication puisque je ne lis pas les notes. Et Baroque ensuite, parce que la forme est fière et pure. Particulièrement l’aria da capo. Perfection de la colère flamboyante du “Armate” (en latin, encore mieux) de la Juditha triumphans de Vivaldi, écouté jusqu’à la corde, neige jusqu’aux genoux devant les affreux bâtiments néo-gothiques de l’Université de Chicago. Et visage lisse et océanique du désespoir de Ariodante quand il apprend que sa douce et tendre l’a trompé. 11 minutes de lamento où chaque seconde et chaque strophe répétée vient alourdir le poids de peine dans le “Scherza infida” de Handel, découvert cette fois à Salzbourg la magnifique, de la voix menue et impeccable de Anne-Sophie von Otter. 11 minutes de calvaire sec, à des kilomètres du miel romantique de la complaisance à souffrir. L’adieu déchirant mais noble d’Ottavia à Rome dans l’indépassable “Couronnement de Popée” de Monteverdi. Le baroque ne se sent pas vivant dans la souffrance, il y est parfaitement minéral et mort. Pendant des années, mini-disc puis i-pod sur les oreilles, cette petite mort-là je l’ai appelée ma “dialyse cérébrale”. S’arrêter de penser enfin, mais pas forcément pour ressentir, juste pour se laisser bercer vers l’intemporel. Et pourtant, il y a la vie aussi : le refus de la mort de Sénèque toujours dans Poppée que je suis allée écouter tous les soirs au TCE pendant deux semaines ; le visage terriblement mobile de La Bartoli quand elle vrille de tout son corps empaqueté de soie rouge les vagues du “Anch’il Mar” de Bazajet (Vivaldi encore). Et les jeux drôles de la Sémélé de Haendel, quand j’entonnais le “morning lurke” pour fêter dignement mes premières amours. Enfin, et surtout, le retour à la vie de vieilles partitions défraîchies pendant les belles années où les XVII et XVIII siècles étaient revenus à la mode. Avec le souci d’un authentique pré-rousseauien à jouer tout cela sur des instruments anciens qui grésillent métalliquement, du clavecin à la guitare. Les contre-ténors rivalisaient au Mozarteum, et les divas de chef d’orchestres très symphoniques s’y mettaient aussi. Belles années passées et dépassées. Le baroque n’est plus vraiment à la mode. Alors on fait avec ce qu’il y a : cette année, beaucoup de Bel Canto au Metropolitan Opera, et aussi de l’opéra français XIXe qui connaît une certaine vogue charmante. C’est charmant en effet et cela me fait sourire. Mais cela m’éloigne du roc de mes dix-sept ans, que je recherche en cet après-midi ensoleillé dans les enregistrements déjà vieux que me prodigue un ordinateur fatigué au son moyen. Avant de travailler sur la conversion, j’avais converti moi-même tous mes amis au baroque. Réveil obligé en torrents de Monteverdi et de Gluck, à Rome aussi bien qu’à Venise. La première fois que j’ai entendu le “Stabat mater” de Pergolèse, j’ai eu la nausée. C’est toujours un très bon signe. Et cela fait longtemps qu’aucune nausée métaphysique n’est venue réveiller les belles certitudes culturelles d’une journaliste bien dans sa peau de temps contemporain. Et ça me manque. On revient toujours aux vieux lieux où l’on a été surpris et l’on joue le jeu de se laisser ravir. Répétition en trompe l’oeil qui me retient sans perspective mais avec force dans ma chambre, alors qu’il fait beau dehors et que New-York vibre au rythme d’un soleil vert écrasant. Rameau à pleins poumons dans les forêts alpines, à rêver de la grandeur Française des Indes Galantes semblait un soleil plus rayonnant que la nudité de masse à Central Park ou les défilés de mode austères des Hamptons. Était-ce cela la jeunesse? Je pensais être vieille déjà…
Il y a huit jours, j’ai tranché une partie de moi-même pour mieux laisser vivre le reste du corps. Il est bon de savoir qu’il y a un tronc survivant vers lequel je peux toujours revenir, même si j’en connais tous les contours : la voix solitaire du si sérieux James Bowman quand il chante la Pieta sans transcendance de Vivaldi.