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A Serious Man : les frères Coen revisitent leur enfance à l’humour gris

Mercredi 13 janvier 2010

C’est seulement à leur 14 e film que les excentriques frères Coen prennent un tournant autobiographique.  “A serious man” revisite le Minnesota et la communauté juive où Joel et Ethan Coen ont grandi à la fin des années 1960. Une comédie plus amère que douce dans la grisaille déjantée de la banlieue consommatrice de tout, y compris des conseils des rabbins.

Larry Gopnik (Michael Stuhlbarg)est un professeur de physique sans histoire dont la vie tombe en morceaux : sa femme veut le quitter pour leur voisin, Sy Ableman (irrésistible Fred Melamed) et l’envoie dormir à l’hôtel. Alors qu’il brigue une position plus importante dans son université, des lettres de dénonciation envoyées par un élève lui portent préjudice, son fils est complétement à l’ouest, à quelques semaines de sa Bar-Mitzvah, et sa fille est obsédée par l’idée de se faire refaire le nez. Par-dessus le marché, Larry doit aider son turbulent frère et éviter les séductions de sa voisine. II ne faut pas moins de trois rabbins pour conseiller Larry dans ses malheurs soudains de “Job moyen”…

Commençant sur une parodie du Golem de Paul Wegner, avec une scène polonaise du XIX e siècle qui évoque un conte hassidique absurde, “A Serious man” est bourré de références à un judaïsme, parfois absurde, parfois touchante, tel que les frères Coen l’ont connu dans leur enfance. Aux antipodes de “Burn after reading”, qui, sans scénario, tenait sur son casting royal, ce nouvel opus des Coen, met à l’honneur d’excellents acteurs inconnus du grand public; mais il repose sur une vraie quête de sens, aussi absurde, gris et glauque soit le monde de la classe moyenne juive des banlieues du Minnesota.

Glauque est bien le mot clé pour définir l’atmosphère d’un film extrêmement drôle, bourré d’ironie et qui pourtant met extrêmement mal à l’aise. Roger Deakins, qui était également le directeur de la photographie de “Barton Fink” a su donner à l’image une lumière grise, molle et triste, dans laquelle des acteurs au physique médiocre se trouvent comme prisonniers. Ainsi, pris en étau entre le matérialisme moderne, et l’absurde d’une spiritualité juive décrite par les frères Coen comme une superstition, Larry est une âme égarée. L’excellent Michael Stuhlbag sait rendre touchant  ce personnage pourtant trop moyen pour être intéressant, faisant tout avec sérieux, et que la vie attaque sans crier gare.

Les frères Coen font ce qui leur plaît, sans aucune démagogie pour leur public. “A serious man” n’échappe pas à cette courageuse règle. Et il s’agit probablement de leur meilleur film depuis “The Big Lebowski”. Mais si l’humour décalé qui est la signature des frères Coen est bien là, il n’empêche pas l’évocation d’une grande misère humaine. Cette tristesse, alliée à la multiplicité de références plus communautaires que d’habitude, peuvent peut-être lasser les fans les plus fidèles des réalisateurs.


A serious man – Bande-annonce
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“A Serious Man”, de Joël et Ethan Coen, avec Michael Stuhlbarg, Fred Melamed, Richard Kind, Aaron Wolf, USA, 2008, sortie le 20 janvier.

Rentrée littéraire : Credit Crash

Lundi 27 juillet 2009

Avec « Pour une vie plus douce » (Stock), l’auteur Philippe Routier nous fait entrer dans le quotidien catastrophe d’un travailleur de la poste trop endetté et de son fils. A quel prix s’endette-t-on pour vivre le rêve Français d’être propriétaire de son petit pavillon de banlieue, avec barbecue, fausse cheminée, et télévision ? Sortie le 19 Août.

douceLui travaille sur une Plate-forme colis de la Poste, elle est ouvrière spécialisée dans une usine de tuyaux, leur premier dîner dans une pizzeria lambda et leur première partie de bowling révèle l’évidence : ils sont faits pour vivre ensemble. Et pas n’importe où, puisque à crédit ils peuvent s’offrir le pavillon de leurs rêves à Sartrouville. Mais l’ascension dans la hiérarchie bloquée de leurs entreprises est impossible et l’une après l’autre, les dettes s’accumulent, jusqu’à la catastrophe : elle divorce pour fuir la faillite, et lui garde l’enfant qu’il nourrit de moins en moins bien. A quel prix ces petites gens étaient-ils censés vivre le rêve capitaliste de consommation ?

Du point de vue de l’enfant à la fois ethnologue et aimant, Philippe Routier déroule le long fil narratif d’une catastrophe d’endettement annoncée. Dans un style aussi fluide que poétique, il décrit la petite vie non dénuée d’espoirs, d’amours et d’amitiés, de gens modestes mais vivant au-dessus de leurs moyens dans la banlieue parisienne. Cette humanité à l’horizon bloqué, et vivant dans l’angoisse des intérêts à payer, après une période d’endettement insouciant présentée comme un âge d’or rejoint celle que décrivait Emile Zola dans « L’Assommoir », il y a près de 150 ans. Du banquet de mariage aux actes monstrueux commis par la bête humaine acculée, c’est du même déterminisme (ici social et non biologique) qu’il s’agit. Dans quelle mesure la société de consommation est-elle responsable des actes tragiques des personnages? Philippe Routier pose la question avec beaucoup de subtilité, déroulant sa petite histoire sur un temps assez long (des années 1970 à une projection dans le futur proche) pour montrer que quelle que soit la société : industrielle, post-industrielle, ou post-post-industrielle, les rouage du capitalisme demeurent inchangés. Certains esprits modestes et naïfs peuvent se laisser entraîner par des envies matérielles jusqu’à se perdre eux-mêmes. Le fils réalise le rêve de ses parents, en devenant le propriétaire d’un petit café de Sartrouville, qui marche assez bien. Mais même arrivé à ce sommet, il végète, et seul, vivant jeune encore dans le deuil des meilleures années de sa vie. A l’image de sa mère, demeurée quarante ans au même poste d’ouvrière spécialisée dans une usine, et faisant partie des meubles que personne ne songe à remercier ou à féliciter, il est condamné à l’immobilité. Comment vivent les rouages de la base de nos sociétés, et les rêves d’ascension sociale ne sont-ils que des leurres les poussant à mieux accepter cette condition moderne d’esclavage ? Ou ont-ils fait de leur propre volonté les mauvais choix ? Une belle réflexion sociale, sans dénonciations outrées et surtout livrée sans ressentiment dans un écrin de langue immaculée.

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Philippe Routier, « Pour une vie plus douce », Stock, 167 p., 15,50 euros.
« Il avaient compris qu’avec les trois premières banques, ils seraient quittes de leur dette à quarante-six ans tandis que, avec la quatrième, ils devraient encore de l’argent jusqu’à cinquante. Cependant, que les quasi-quinquagénaires qu’ils deviendraient peut-être, ces inconnus sans doute ventripotents pour lesquels ils n’éprouvaient aucune sympathie, dussent vingt-cinq ans plus tard débourser de l’argent pour les jeunes gens radieux qu’ils étaient alors n’était franchement pas de nature à les embarrasser » p. 24

Criminal Housewife

Vendredi 1 mai 2009

Le théâtre de la Madeleine présente une version bouleversante de « L’Amante Anglaise » (1968). Les mots de Marguerite Duras et le jeu puissant des acteurs- dont l’extraordinaire Lumila Mikaël- portent le fait divers vers les tréfonds de l’âme humaine. A voir d’urgence.

A l’origine de la pièce de Marguerite Duras, il y a- comme souvent dans le bon théâtre psychologique français du XXe siècle- un fait divers. Marguerite Duras résume le crime au début de la pièce :
« Le 8 avril 1949 on découvre en France, dans un wagon de marchandises, un morceau de corps humain. Dans les jours qui suivent, en France et ailleurs, dans d’autres trains de marchandises, on continue à découvrir d’autres morceaux de ce même corps. Puis ça s’arrête. Une seule chose manque : la tête. On ne la retrouvera jamais… Dès qu’elle se trouve en face de la police, Claire Lannes avoue son crime… mais n’a jamais réussi à donner d’explications … ».

« L’amante Anglaise » est la troisième des quatre compositions de Duras autour de ce crime. A la fois banal (tout se passe à Viorne, dans une banlieue pavillonnaire de l’Après-guerre, en un ménage classique où la femme reste au foyer et où il n’y a plus d’amour) et horrifiant (le meurtre et le dépeçage d’une vieille femme sourde et muette par sa propre cousine a de quoi interpeler), l’histoire inventée autour de la criminelle permet à Duras d’en dire long sur la solitude, l’ennui et la folie d’une femme toute simple qui ne vit plus vraiment, après avoir tiré un trait sur son passé amoureux à Carcassonne d’où elle vient. Le présent n’est pour Claire que désespérance, moments de paix volés dans son jardinet, sur un banc en ciment aussi fermé que ses lèvres. On l’écoute si peu, que comme Lol V. Stein, Claire a été ravie à elle-même. Elle ne pense même plus pouvoir avoir des désirs ou des préférences. Juste de longs rêves -nocturnes de meurtre et éveillés où les objets se mettent à parler à la femme au foyer mystique. Et le futur n’offre pas d’autre perspective qu’un dîner quotidien où il lui faudra ingurgiter avec dégoût encore un plat de viande en sauce.

Il n’y a pas d’explication au crime de la femme qui aime regarder pousser « la menthe en glaise » dans son jardin, pas plus qu’il n’y a de chute à la pièce, puisque la tête de la victime ne sera jamais retrouvée. La seule piste est la folie qui s’exprime au deuxième acte, par la bouche de Claire, après que son mari a décrit en long en large et en travers son incompréhension teintée d’indifférence. Le texte tourne en siphon autour de cette folie, avec la précision implacable d’un rapport clinique que des métaphores matérielles et quotidiennes viennent encore plomber. Et pourtant, une fenêtre s’ouvre dans le petit pavillon sur l’irrésignation absolue de l’âme humaine…

La mise en scène sobre de Marie-Louise Bischofberger (une table, deux chaises, trois personnages habillés comme vous et moi au jour d’aujourd’hui à l’avant-scène) a peu à gagner des vidéos de trains. Certes, les vidéos sont rares dans les théâtres privés parisiens, et certes les trains donnent à penser sur l’ « Espèce humaine » et la « banalité du mal ». Mais là n’est pas l’important. Le principal se déroule dans le jeu époustouflant des comédiens.

En mari limité, dépassé par les évènements et encore un peu fasciné par sa femme, Ariel Garcia-Valdès (que l’on avait vu aux côtés d’Isabelle Huppert dans la mise en scène par Bob Wilson de « Quartett », d’Heiner Müller à l’Odéon en 2005) est parfaitement gris. Il porte avec aisance la médiocrité sans limites d’un homme qui reste avec une femme un peu folle et qu’il n’aime plus, après avoir refusé de voir, pendant les longues années où son désir fonctionnait encore, qu’elle ne l’a jamais aimé.

L’entrée en scène de Ludmila Mikaël au deuxième et dernier acte est une apparition extraordinaire. La séductrice du « Cœur des hommes » fait son entrée livide, sans maquillage et sans charisme, pour monter doucement en puissance dans la non-explication de sa folie et dire – au moins une fois- quelque chose d’elle, de ses rêves et ses désirs, à l’homme qui lui prête enfin une oreille attentive : l’enquêteur. La retombée dans le silence, faute d’écoute poursuivie est une catastrophe muette, banale, terrible. Chaque mot, chaque geste est retenu, maîtrisé et offert à un public qui retient son souffle pour se laisser pénétrer du texte de Duras. Retrouvant la voix juste de la fin des années quarante, sans outrer le trait, ramenant à la vie la grandeur passée de la Comedie française dont elle a été sociétaire, en fouillant dans son petit sac aussi terne que sa jupe et ses cheveux pauvrement relevés, Ludmila Mikaël sait exactement comment demander trop et trop peu. C’est une voix de femme qui s’élève pour dire enfin sa douleur sans teint, et retombe, comme elle est venue dans un mutisme imposé.

La pièce bourgeoise devient grâce à elle un théâtre de la cruauté. Une expérience si rare où l’on comprend sans pourquois, ni comments, et qui laissé anéanti de gratitude.

« L’amante Anglaise », de Marguerite Duras, mise en scène de Marie-Louise Bischofberger, avec Ludmila Mikaël, et André Wilms, mar-sam, 20h30, dim, 15h, Théâtre de la Madeleine, 19, rue de Surène,Paris 8e, M° Madeleine, de 20 à 30 €, et 10€ (- de 26 ans mar-jeu).