Ma querelle avec Irène Némirovsky exposée au mémorial

Jusqu’au 8 mars 2011, le Mémorial de la Shoah revient à travers textes, manuscrits, photos rares et même un enregistrement vocal sur le destin extraordinaire d’Irène Némirovsky. Auteure à succès dans les années 1930, cette juive d’origine russe a été déportée en 1942, et son œuvre aurait sombré dans l’oubli sans le succès phénoménal de “Suite Française”, roman inachevé paru en France en 2004. Depuis, tous les écrits de Irène Némirovsky semblent ressusciter, et les biographies se multiplient. Avec beaucoup d’enthousiasme, Olivier Philipponnat, le commissaire de l’exposition, propose une traversée dans la vie tragique et l’œuvre riche d’Irène Némirovsky. Parfaitement menée, et grandement pédagogique, comme d’habitude au Mémorial (voir notre article sur “Filmer les camps”), l’exposition rappelle également à ses visiteurs qu’en 1940, à l’heure même de l’offensive allemande, Némirovsky écrivait un énième livre caricaturant les juifs orientaux immigrés en France pour faire des affaires très louches, avec “Les chiens et les loups”.


La misère conserve le juif comme la saumure le hareng”. David Golder.

On ne pardonne pas son enfance. Une enfance malheureuse, c’est comme si votre âme était morte sans sépulture : elle gémit éternellement.” Journal.

Elle ne serait plus à ses yeux cette mendiante, cette vagabonde, cette outcast, cette petite Juive de la ville basse. Elle parlait le français maintenant ; elle savait faire la révérence ; elle était “‘comme les autres.'” Les Chiens et les loups.

D’origine russe, Irène Némirovsky a fait une carrière littéraire fulgurante dans la France de l’Entre-deux-guerres : le succès de son roman “David Golder” (1929) publié chez Grasset alors que le jeune-femme n’avait que 26 ans et transposé à l’écran par Julien Duvivier est suivi d’une série d’autres romans.  Très populaires, ces derniers paraissent d’abord en feuilletons, volontiers dans des revues de droite ou d’extrême droite (jusqu’à Gringoire!). Toute sa vie, Irène Némirovsky n’a eu de cesse de renier par écrit ses origines : en exprimant sa haine viscérale à l’égard de sa mère superficielle et la honte face à la fortune d’affaires financières réalisée par son père. Baptisée en 1939 avec son mari et ses deux filles, elle se retire pendant la guerre en Saône-et-Loire à Issy, où elle continue à vivoter des droits d’auteur que lui verse encore Albin Michel, tandis-que Grasset a coupé les vivres à celle qui est considérée depuis le 3 octobre 1940 comme une “juive étrangère”. Elle rédige à Issy son grand roman inachevé, “Suite Française”. Le destin tragique d’Irène Némirovsky (elle meurt du typhus à Auschwitz, le 19 août 1942) et le sort extraordinaire de son dernier manuscrit (mis à l’abri par son mari avant qu’il ne soit lui-même déporté, et best-seller… plus 60 ans après la mort de son auteure, puisque publié en 2004 par Denoël) ont transformé l’auteure en vogue  des années 1930 en coqueluche internationale de l’édition des années 2000 (plus de 2 millions de ventes de la copie américaine chez Knopf )…

Imaginée après l’exposition qui a connu un succès phénoménal au Museum of Jewish Heritage de New-York, celle du Mémorial de Paris oscille entre précision d’archives et touchant enthousiasme. En son cœur, l’on trouve la fameuse valise de cuir où le manuscrit de “Suite Française” s’est conservé toutes ces années et mis à disposition par la fille de l’auteure, Denise Epstein. Le Mémorial permet de plonger de manière chronologique dans la vie brisée d’Irène Némirovsky : la première salle est celle de l’enfance exilée, mais dorée, entre Kiev, Biarritz, la Finlande et Paris. On y rejoue, textes à l’appui, la vocation littéraire, l’intégration par les lettres et le succès de la jeune-femme. Des photos peu connues, et des pages du journal de l’auteure sont probablement les pièces les plus précieuses de cette première partie :  ceux et celles qui ont lu “Le bal'”(1930) et les déclarations de haine de l’auteure à sa mère seront très émus de voir cette femme et la jeune Irène à 7 ans en vacances sur la côte basque. Les lecteurs du “Mirador”, aimeront les clichés de l’auteure en jeune mère avec Élisabeth Gille et Denise Epstein. Dans le couloir qui mène à la deuxième salle est diffusé le seul enregistrement radiophonique conservé de l’auteure, sur son roman feuilleton “Deux”(1939). Une voix aigre, de vieille femme déjà, et touchante dans ses considérations sur le couple.

La deuxième partie expose un parcours qui à première vue pourrait sembler “classique” au Mémorial : la dépossession des droits, et la déportation. Mais, pour celui qui sait bien se pencher, elle accole dans ses deux pans tout le “paradoxe” Némirovsky :

– d’un côté on nous présente une juive devenue française qui ne supporte pas et surtout ne comprend pas vraiment pourquoi elle est déchue de ses droits. Elle  tente de protester, en jouant le rôle du “parvenu” décrit brillamment par Bernard Lazare dans “Le fumier de Job” (écrit vers 1903). A la suite du premier statut des juifs,  Némirovsky écrit par exemple au Maréchal Pétain (et la lettre fait étrangement penser à celle d’une juive souvent décriée pour sa “haine de soi”, Simone Weil, au commissaire aux questions juives, Xavier Vallat) : “Je ne puis croire, Monsieur le Maréchal que l’on ne fasse aucune distinction entre les indésirables et les étrangers honorables.” (13 septembre 1940). Échouant dans cette tentative  de parvenir à s’extraire de sa condition “de malheur’, malgré les romans, et malgré le baptême, Irène Némirovsky tombe dans le rôle du paria. Mais un paria retiré en France profonde et qui se met à écrire des romans de terroir tels “Chaleur du sang” (publié en 2007 par Denoël).

– d’un autre côté, alors que la mort dans les camps est documentée comme il se doit, mais demeure très historique, factuelle et digne,  la rédemption de “Suite Française” est surexposée à travers la valise de cuir et bien sûr le manuscrit hâtivement écrit (un seul manuscrit inachevé et d’une écriture bleue d’eau penchée, serrée et raturée, tandis qu’on a retrouvé pas moins de 4 versions de “David Golder”).

Alors qu’elle se présentait plutôt comme un panégyrique aux chemins tout tracés, l’exposition Irène Némirovsky au Mémorial permet subtilement de rouvrir le dossier. L’on en sort pensif, se demandant si vraiment “Suite Française” justifie le renommée internationale d’une écrivaine présentée comme une autre martyre juive sacrifiée par le 20ème siècle.  En un mot, la question de la haine de soi est enfin bien posée. Et avec elle, suit immédiatement celle de la qualité littéraire. Si l’on peut trouver dans “Suite Française” une sorte de version civile et littéraire de “L’étrange défaite” de Marc Bloch, aux qualités  inattaquables,  les romans qui précédent (tous régulièrement re-publiés depuis 2004) posent question : au-delà des thèmes aujourd’hui démodés, voire gênants, et donc du strict point de vue du style, les qualités de peinture sociale d’Irène Némirovsky caricaturant des juifs de l’est parvenus  sont elles réellement révolutionnaires? Ou s’ancrent-elles au contraire dans une tradition bien française, de droite populiste et très XIXe siècle que l’auteure s’est appropriée avec brio?

Irène Némirovsky, ‘Il ne semble parfois que je suis une étrangère'”, jusqu’au 8 mars 2011, Mémorial de la Shoah, tljs sauf samedi 10h-18h, 17, rue Geoffroy l’Asnier, Paris 4e, m° Saint-Paul ou Pont Marie, entrée libre.


P. Lienhardt, O. Philipponnat – La Vie d’Irène Némirovsky
envoyé par hachette-livre. – L’info internationale vidéo.


Pour aller plus loin :

GILLE, Elisabeth, Le mirador, Paris : Stock, 2004, 422 p.
PHILIPPONNAT, Olivier, LIENHARDT, Patrick, La Vie d’Irène Némirovsky, Grasset, 2007, 503 p.
WEISS, Jonathan, Irène Némirovsky, biographie, Paris : Le Félin, collection « Les marches du temps », 2005, 218 p.

Suite Française, Paris : Denoël, 2004, 434 p.
Le maître des âmes, Paris : Denoël, 2005 [1939], 284 p.
David Golder, Paris : Grasset, Livre de poche, 1929, 192 p.
Le Bal, Paris : Hachette, 2005 [1930], 89 p.
Les chiens et les loups, Paris : Albin Michel, 1940, 221 p.
Le vin de solitude, Paris : Albin Michel, 1935, 311 p.
Jézabel, Paris : Albin Michel, 1936, 266 p.

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3 commentaires pour “Ma querelle avec Irène Némirovsky exposée au mémorial”

  1. Micha dit :

    Passionnant !
    Cette histoire ne peut me ramener qu’à celle de Max Jacob : être juif, est-ce une fatalité qui t’amène à Drancy, quoi que furent tes choix ou tes orientations préalables ? Il est bon de tout replacer en son contexte, chère amie. La France d’aujourd’hui n’est pas celle des années ’30… Les tolérances ont augmenté sur l’origine raciale et diminué sur le cœur du raisonnement.
    Par l’islam, nous avons avéré notre société de manière pluri-religieuse et pluri-ethnique. En 1930, se convertir relevait certainement d’un besoin d’identification à “l’âme française”.
    Max Jacob – qui était de Quimper – était un pote de mon grand-père… Sa conversion relevait évidemment d’un côté illuminé (le poète), mais aussi d’une forte volonté d’intégration – c’est ainsi que je le perçois – qui serait aujourd’hui un anachronisme.
    Et nul juif, converti ou non, n’échappa aux purges pétainistes !
    La vérité intellectuelle n’a jamais été la vérité politique, et surtout pas celle du racialisme !
    Très amicalement,

    Micha

  2. Yael dit :

    Merci Micha !
    Je ne suis pas tout à fait sûre de vous suivre…

    S’il est vrai que Max s’est converti et qu’il traînait parmi les écrivains de droite catholique
    1) c’était par foi réelle (voir la défense de tartufe), là je ne vous suis pas. (10 ans avant qu’on lui accorde le baptême, et quels tourments!)
    2) il n’a jamais passé le début des années 1940 à décrier les juifs ni d’où il venait (grand amour pour la Bretagne de Morvan de Gaelique). Il en a même voulu à vie à Maurice Sachs pour sa caricature antisémite dans “Alias” (1932).
    Et tout au plus a-t-il émis quelques lignes sur la honte porter l’étoile : Jadis, personne ne me remarquait dans la rue. / Maintenant, les enfants se moquent de mon étoile jaune. /Heureux crapaud !… Tu n’as pas d’étoile jaune”.
    3) Max Jacob est presque oublié. Alors que son “cornet à dés” est mille fois plus important (ainsi que son influence sur les jeunes poètes, en témoigne Jabès) que TOUTE l’oeuvre d’une Némirovsy littéralement canonisée par les ventes posthumes de ses livres.

    Je n’ai rien contre Némirovsky et n’ai pas les mots pour dire ma tristesse sur sa fin. Mais mon propos n’est pas seulement politique : son écriture est faible, trop faible, pour qu’on nous la fasse prendre pour une éclaireuse d’avant-garde. Et les thèmes traités par Némirovsky ne sont pas innocents dans cette qualité médiocrement XIXe de son écriture.

    Il y a bien d’autres bons -voire excellents- auteurs juifs brisés par la guerre à réhabiliter sur les rayonnages de librairies devant elle, au premier chef desquels je placerais Benjamin Fondane et Franz Werfel (aussi converti, mais sur son lit de mort et par Alma Mahler)

  3. Micha dit :

    Dieu soit loué – ou Allah, ou Yahvé, peu importe – Max Jacob n’est pas oublié et surtout pas de moi ! 🙂
    Je suis assez impressionné par ton érudition. Je ne pourrais donc pas te contredire, juste apporter des éléments d’intuition, de ressenti… Quant à me suivre, j’admets que c’est parfois un peu compliqué ; ne m’en veux pas ! 😀
    J’ai toujours été nul en philo, mais j’aime m’intéresser à ce siècle dont j’ai commencé à sentir les vibrations depuis le ventre de ma mère en mai ’68, place de la Sorbonne. Et tout me semble bruyant et inconséquent.
    J’aime bien “Le cornet à dés” mais j’ai une faiblesse pour “Morven le gaëlique” : Morven vient de “mor gwen”, “la mer blanche”, alors que Morgan ou Morvan viennent de “mor kan” ou “kan ar mor”, “le chant de la mer”, soit la sirène et ce de façon assexuée… Mais Max Jacob jouait assez bien de la langue bretonne, d’autant mieux qu’être breton n’est pas une religion.
    Au contraire ! Je crois que son côté anachorète portait une part de notre vieux schisme pélagianiste, repris par ces messieurs de Port-Royal en leur temps, et dont nos prénoms échappant à tout calendrier portent la marque contestataire…
    Je ne savais pas qu’il avait traîné avec des écrivains de droite catho’… Bon, mon grand-père fulminerait certainement à savoir le tournant à gauche que j’ai pris, mais lui était peintre.
    Tu es terrible quand tu écris “cette qualité médiocrement XIXe de son écriture” ! Le XIXe a certainement porté les plus grandes plumes françaises tardant à se faire relayer. Je pense notamment à Flaubert – quel pur génie ! – à Chateaubriand, et je ne parle pas des poètes mythiques… Si sa qualité est médiocre, ce n’est pas lié au XIXe. 😉
    C’est long de se construire à partir de la littérature des autres. C’est long de lire. Maïakovski avouait lire insuffisamment… Je ne connais pas les auteurs juifs dont tu parles. Je crois que les rencontres, en art littéraire comme dans la vie courante, sont le fruit d’heureux hasards.
    En outre, je retiens les leçons de Prévert : peu importe que nous fussions juifs, musulmans ou chrétiens, ou mécréants comme ton serviteur, ou papous, c’est lorsque les mots trouvent résonance dans la gorge du peuple que leur voix se fait entendre.

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