Archive pour 30 octobre 2009

De la bouche des enfants

Vendredi 30 octobre 2009

Le roman de Robert Neumann publié en 1946 à Londres pour dénoncer la misère et le manque de repères des enfants de Vienne dans l’immédiat Après-guerre est enfin disponible en Français chez Liana Levi. “Les enfants de Vienne” plonge le lecteur dans la vie d’un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes et survivant de marché noir dans une cave de la capitale autrichienne occupée. Leur vocabulaire encore teinté d’expressions nazies, d’argot viennois et de mots anglais empruntés à l’occupant, est un sabir aussi fascinant que difforme.

“Plus fort que les enfants qui racontent les guerres / Et plus fort que les grands qui nous les ont fait faire.” (J. Brel)

Yid l’intello débrouillard du groupe a 13 ans, mais est déjà sans âge. Goy a 16 ans est est sorti d’un camp pour personnes déplacées. Eva, 15 ans, fait un peu le tapin pour gagner sa vie. Ate, ancienne chef des jeunesses hitlériennes suit le mouvement. Ils sont responsable d’une petite fille au ventre grossi par la faim et vivent tous dans la cave d’une maison à moitié détruite qui appartenait aux parents de Curls, 9 ans. Chez ces enfants affamés, sans plus aucun repère moral, tout se compte en nombre de cigarettes, chaque objet de qualité est décrit comme supérieur à ce que Staline peut lui-même utiliser, et les mots viennent enfler une réalité faite de misère, d’incompréhension et d’un désordre qui ne laisse pas même place à la peur. Que les gosses aient leurs propres toilettes est une richesse incroyable. Un révérend noir venu du plus profond de l’Amérique vient transformer la vie du groupe. Lui qui parle mal leur langue, et ose à peine aborder la question de Dieu quand il perçoit leur désarroi, leur propose le concret de vrais petits pains tartinés, et le rêve d’une fuite en Suisse, brisé par ses supérieurs. Renvoyés à leur vie vagabonde pour sauver leur bienfaiteur, les enfants sont dénoncés par la trop zélée Ate, et se trouvent dispersés par les occupants russes. Génération sacrifiée, ils disparaissent dans les méandres d’une Histoire faucheuse, laissant derrière eux dans la cave désertée deux cadavres.

Parodiste viennois reconnu par ses pairs (parmi lesquels Hermann Broch), Robert Neumann (1897-1975) a mis sa plume au service de ces enfants perdus, ces Trümmerkinder livrés  à eux-mêmes, à la misère et à la faim dans un monde où les adultes sont trop occupés à panser leurs propres plaies pour jouer leur rôle, même un minimum. Neumann a utilisé ses dons d’imitateur pour sonder très exactement la langue dans laquelle ces gosses perdus s’expriment, une langue post tertium imperii, où les poèmes de Goethe s’évanouissent en leur fin pour devenir des hymnes nazis et où l’argot américain vient se nicher au cœur de l’Allemand. La traduction française de Nicole Casanova, établie à partir du texte Allemand très mal reçu par l’Autriche de la fin des années 1940, parvient à faire sentir ce mélange angoissant des registres. Soixante ans après, la légèreté apparente des grandes diatribes décousues de Yid ont parfois un réalisme plus profond et plus dur que les images de Rosselini dans les décombres véritables de Berlin à l’année zéro pour décrire le même quotidien de vol et de marché noir et le même abysse d’absence totale d’autorité. La guerre et ses conséquences décrites par un enfant, est un morceau de tristesse pure, difficile à mâcher et pourtant éternellement jeune et vivant, ce qui permet de ne pas oublier.

Robert Neumann, “Les enfants de vienne”, trad. Nicole Casanova, Liana Levi, 260 p., 21 euros.

“C‘est pire avec le Yid boy. Il venait juste de jacasser comme un singe et il n’y a rien qu’il ne sache question sandwiches, fromage par-ci et jambon par-là, mais maintenant qu’il en tient un entre les mains, on voit qu’il s’est seulement vanté e que tout ce qu’il a dit n’est rien, rien que de la fumée. Il tient son pain tartiné d’un chouette beurre et une tranche épaisse de chouette pâté de langue plaquée dessus, et il le tient et il le regarde fixement. Plus de jacasserie, il est soudain stoppé et il reste debout et il regarde fixement. Un moment on aurait cru qu’il allait vomir. Son visage tendu. Son visage décomposé. Son visage comme déchiré en morceaux. Il ne peut pas se décider à fourrer le pain dans ce visage!” p. 81

Les herbes folles, le nouveau Resnais

Vendredi 30 octobre 2009

L’immense Resnais abandonne la comédie musicale et revient à l’adaptation littéraire avec ce film tiré du roman de Chistian Gailly, “L’incident” (Editions de Minuit). Dans “Les herbes folles”, le public retrouve Dussolier et Azéma dans une suite très psychologique d’actes irrationnels.

Dentiste et aussi aviatrice, Marguerite Muir (Sabine Azéma) se fait voler son sac en allant acheter des chaussure dans un magasin des galeries du Palais Royal. Peu après, dans un parking de centre commercial de banlieue, Georges Palet (André Dussolier) retrouve le porte monnaie de Mademoiselle Muir. Il le confie à un agent de police (énorme Mathieu Amalric). Le coup de fil de Marguerite pour remercier un Georges désoccupé mais très bien marié (le rôle de la femme étant tenu par l’étoile montante du cinéma français, nne Consigny) entraîne une relation non-sexuelle et complétement obsessionnelle.

Affiche  signée Blutch, titre sublime, casting bouleversant (Azéma en éternelle rousse éméchée, Dussolier en psychopathe qui retient ses envies de meurtre, Anne Consigny, Emmanuelle Devos dans son rôle favori de bourgeoise, Matthieu Amalric, Michel Vuillermoz, apparitions de Nicolas Duvauchelle, Sara Forestier ainsi qu’Annie Cordy et même Edouard Baer pour la voix off), parfaite distance au texte de Gailly qui voulait surtout que Resnais lui fiche la paix et lui laisse écrire son roman suivant, “Les herbes folles” est un film fin, aux plan léchés, aux flash backs chorégraphiés et à la psychologie fine. Le film est moins facile d’accès que “On connaît la chanson” ou “Smoking no smoking” et renoue avec l’absurde très littéraire de “La vie est un roman” (1983) ; l’apprécierdemande une certaine patience et le goût du détail, mais tout ceci réjouira les fans d’Alain Resnais.


Les Herbes folles Bande Annonce du film
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“Les herbes folles”, d’Alain Resnais, avec André Dussolier, Sabine Azéma, Anne Consigny, Emmanuelle Devos, Matthieu Amalric, Michel Vuillermoz, Nicolas Duvauchelle, Sara Forestier, et Annie Cordy, 2009, 1h44, sortie le 4 novembre.

Expo Benjamin Fondane au Mémorial de la Shoah

Vendredi 30 octobre 2009

A l’occasion d’une belle exposition littéraire et dont l’entrée et libre, le mémorial de la Shoah invite à découvrir le monde de Benjamin Fondane, poète et philosophe roumain arrivé à Paris au début des années 1920, très actif dans les milieux d’avant-garde, aux marges du surréalisme, et dont la préface en prose au recueil “L’exode”  (1942) pourrait servir de testament à tout poète juif assassiné.

Un livre n’est pas seulement une attitude, c’est une preuve d’amour.”
“Toute activité humaine, et fût-ce celle du commerce, est un cercle artificiel que l’on a tracé autour de soi, avec le ferme dessein de ne pas le franchir. Oui l’anarchie est chose réelle, mais non point ‘naturelle’ à l’homme pressé qu’il est de trouver au plus vite un cercle et de s’y tenir.”
B.F.

Dans une petite rue près de la place monge, à deux pas de la maison où habitait Hemingway, on trouve une plaque dédiée à Benjamin Fondane, déporté depuis son appartement qu’il n’a pas voulu quitter et assassiné à Auschwitz avec sa sœur.  Jusqu’à aujourd’hui le public parisien a peu entendu parler de Fondane, dont l”héritage est gardé par une  société d’étude réunissant derrière sa biographe, Monique Jutrin, un cercle de mordus de sa poésie “irrésignée”. Que ces fans érudits permettent à un large public de découvrir son œuvre et sa vie est donc une grande et bonne nouvelle.

Portrait de Benjamin Fondane par Man Ray

Portrait de Benjamin Fondane par Man Ray

Benjamin Wechsler (c’est son nom originel) émigre volontairement de Jassy (Moldavie) vers Paris où il arrive en 1923, à l’âge de 25 ans, avec un nom de plume Fundoianu (nom d’un domaine proche du lieu où habitaient ses grands-parents) qu’il francise en « Fondane ». Il a déjà commencé à publier des poèmes  dès l’âge de 14 ans, et a fondé en Roumanie le théâtre Insula avec sa sœur actrice et son beau-frère qui deviendra plus tard le directeur du Théâtre des Champs-Elysées. Il est envoyé en France comme correspondant de la revue roumaine Integral.

Fondane aime la langue française avec violence et consacre à la fin de sa vie deux essais aux poètes Rimbaud et Baudelaire. Fasciné par la capitale française, il dit n’avoir pas écrit un seul poème lors de ses quatre premières années à Paris. L’émigré roumain fréquente les avant-gardes dadas (et a laissé une correspondance avec Tristan Tzara) et surréalistes; mais ces derniers le déçoivent et il demeure proche de surréalistes marginaux comme le photographe Man Ray qui illustre ses ciné-poèmes, le poète Joë Bousquet, et le peintre Victor Brauner, un autre exilé roumain .

On peut découvrir le superbe portrait de Fondane par Brauner à l’epxosition du mémorial :

Touche à tout génial, Benjamin Fondane travaille pour les studios Paramount comme scénariste et participe au film de Kirsanoff  tiré d’un roman de Ramuz : “Rapt”. Lors de son deuxième voyage en Argentine, en 1936, sur une invitation de Victoria Ocampo, il réalise son propre film : “Tararira”.

Si Fondane est aujourd’hui principalement connu comme un poète ayant transposé la figure d’Ulysse à l’errance juive à travers ses recueils”Ulysse” (1933), “Titanic” (1937), “Le mal des fantômes” et “L’exode” (tous deux posthumes), il a aussi été philosophe. En tant que disciple de Léon Chestov, Fondane s’est posé la question omniprésente des dangers de la raison et du “désenchantement du monde”, ce qu’il a évoqué dans ses essais, “L’homme devant l’histoire”, “La conscience malheureuse”, “Le lundi existentiel et le dimanche de l’histoire”, et “Baudelaire ou l’experience du gouffre” où Fondane dévoile la “soudaine vision que (ses) convictions les plus fermes, les plus assurées – étaient sans fondement et qu’il fallait, sans le pouvoir cependant, renoncer à elles, qu’on était soumis à une espèce d’envoûtement et que le monde est inexplicable sans l’hypothèse de cet envoûtement”.

Non contente de familiariser son public avec l’oeuvre de Fondane, l’exposition permet de mieux connaître les cercles dans lesquels il évoluait, et tout visiteur féru d’histoire intellectuelle et artistique de l’Entre-deux-guerre se trouve en terrain familier.

Benjamin Fondane, poète, essayiste, cinéaste et philosophe“, jusqu’au 31 janvier, Mémorial de la Shoah, tljs sauf samedi 10h-18h, 17, rue Geoffroy l’Asnier, Paris 4e, m° Saint-Paul ou Pont Marie, entrée livre. Visites guidées gratuites les 5 novembre, 19 novembre, et 17 décembre à 19h30.

Une journée de lectures de poèmes de Fondane par Daniel Mesguich en présence de l’immense Claude Vigée est prévue le 3 décembre. Réservez vos places en ligne.

A la librairie du musée, foncez acheter la version Verdier poche du recueil “Le mal des fantômes” (qui contient aussi Ulysse et l’exode) et est préfacée par Henri Meschonnic.

Enfin, à partir du 10 novembre, le mémorial propose une exposition sur Hélène Berr.

“Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme.

[…]

J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre –
¬avez-vous mieux compris que moi?

Et pourtant, non!
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!

Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,

un visage d’homme, tout simplement!”

Préface en Prose, 1942