Retour au baroque

Le premier jeu de mots qu’on m’a appris en anglais est : “If it ain’t baroque don’t fix it” (Si ce n’est pas cassé/baroque, ne répare pas). J’avais choisi d’aller vivre à Chicago. Non pas en faisant tourner une des vieilles planètes rondes de bois de la grande Bibliothèque de Prague, mais déjà sur Internet. Parce qu’à Chicago, il y avait un opéra. Avec des productions de qualité mineure et des mises en scènes vieillottes, ai-je vite réalisé pour me “mettre” à la musique symphonique, qui était là-bas d’excellente exécution. C’est vrai, j’ai tendance à vouloir réparer. Pour justifier un peu mon existence. Et cela me joue des tours de manèges entiers. Mais la seule chose parfaite et impossible à retoucher pour moi est la musique baroque. Parce que c’est de la musique d’abord, une sorte de magie pour moi, qui a sauvé mon père pendant la guerre et dont je ne peux pas apprécier la fabrication puisque je ne lis pas les notes. Et Baroque ensuite, parce que la forme est fière et pure. Particulièrement l’aria da capo. Perfection de la colère flamboyante du “Armate” (en latin, encore mieux) de la Juditha triumphans de Vivaldi, écouté jusqu’à la corde, neige jusqu’aux genoux devant les affreux bâtiments néo-gothiques de l’Université de Chicago. Et visage lisse et océanique du désespoir de Ariodante quand il apprend que sa douce et tendre l’a trompé. 11 minutes de lamento où chaque seconde et chaque strophe répétée vient alourdir le poids de peine dans le “Scherza infida” de Handel, découvert cette fois à Salzbourg la magnifique, de la voix menue et impeccable de Anne-Sophie von Otter. 11 minutes de calvaire sec, à des kilomètres du miel romantique de la complaisance à souffrir. L’adieu déchirant mais noble d’Ottavia à Rome dans l’indépassable “Couronnement de Popée” de Monteverdi. Le baroque ne se sent pas vivant dans la souffrance, il y est parfaitement minéral et mort. Pendant des années, mini-disc puis i-pod sur les oreilles, cette petite mort-là je l’ai appelée ma “dialyse cérébrale”. S’arrêter de penser enfin, mais pas forcément pour ressentir, juste pour se laisser bercer vers l’intemporel. Et pourtant, il y a la vie aussi : le refus de la mort de Sénèque toujours dans Poppée que je suis allée écouter tous les soirs au TCE pendant deux semaines ; le visage terriblement mobile de La Bartoli quand elle vrille de tout son corps empaqueté de soie rouge les vagues du “Anch’il Mar” de Bazajet (Vivaldi encore). Et les jeux drôles de la Sémélé de Haendel, quand j’entonnais le “morning lurke” pour fêter dignement mes premières amours. Enfin, et surtout, le retour à la vie de vieilles partitions défraîchies pendant les belles années où les XVII et XVIII siècles étaient revenus à la mode. Avec le souci d’un authentique pré-rousseauien à jouer tout cela sur des instruments anciens qui grésillent métalliquement, du clavecin à la guitare. Les contre-ténors rivalisaient au Mozarteum, et les divas de chef d’orchestres très symphoniques s’y mettaient aussi. Belles années passées et dépassées. Le baroque n’est plus vraiment à la mode. Alors on fait avec ce qu’il y a : cette année, beaucoup de Bel Canto au Metropolitan Opera, et aussi de l’opéra français XIXe qui connaît une certaine vogue charmante. C’est charmant en effet et cela me fait sourire. Mais cela m’éloigne du roc de mes dix-sept ans, que je recherche en cet après-midi ensoleillé dans les enregistrements déjà vieux que me prodigue un ordinateur fatigué au son moyen. Avant de travailler sur la conversion, j’avais converti moi-même tous mes amis au baroque. Réveil obligé en torrents de Monteverdi et de Gluck, à Rome aussi bien qu’à Venise. La première fois que j’ai entendu le “Stabat mater” de Pergolèse, j’ai eu la nausée. C’est toujours un très bon signe. Et cela fait longtemps qu’aucune nausée métaphysique n’est venue réveiller les belles certitudes culturelles d’une journaliste bien dans sa peau de temps contemporain. Et ça me manque. On revient toujours aux vieux lieux où l’on a été surpris et l’on joue le jeu de se laisser ravir. Répétition en trompe l’oeil qui me retient sans perspective mais avec force dans ma chambre, alors qu’il fait beau dehors et que New-York vibre au rythme d’un soleil vert écrasant. Rameau à pleins poumons dans les forêts alpines, à rêver de la grandeur Française des Indes Galantes semblait un soleil plus rayonnant que la nudité de masse à Central Park ou les défilés de mode austères des Hamptons. Était-ce cela la jeunesse? Je pensais être vieille déjà…
Il y a huit jours, j’ai tranché une partie de moi-même pour mieux laisser vivre le reste du corps. Il est bon de savoir qu’il y a un tronc survivant vers lequel je peux toujours revenir, même si j’en connais tous les contours : la voix solitaire du si sérieux James Bowman quand il chante la Pieta sans transcendance de Vivaldi.

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