Manent

En ce moment je reçois des lettres bizarres où l’on rêve de moi. Moi-même, j’envoie des cartes culottées où j’invite un homme à coucher avec moi. Mais il y a une seule missive qui ne se lira pas : elle risquerait de découdre le fil barbelé sur lequel repose bien droite, l’amitié.

Cher Fred,
Je me suis bien comportée lors de ce déjeuner d’adultes où la gravité l’emportait sur l’émoi. Avant tout, dans la porte d’entrée, j’ai posé deux gros baisers sur tes joues pour sceller notre amitié. Puis, bien attablée, je t’ai écouté, et je me suis retenue de crier. Pendant que tu parlais, que tu disais que tu ne pouvais pas, pour t’encourager à nous condamner au raisonnable, et à éclater la possibilité d’un nous, j’ai entrelacé nos doigts avec fermeté. Puis te relayant très vite au créneau des banalités qu’on dit et que l’on croit, je t’ai confié que cette liaison n’était pas digne de nous, et qu’elle ne nous satisferait pas.

J’ai fait la femme raisonnable, éthique, appliquée et suffisamment éloignée pour que tu me croies un peu juge de nos comportements sans éclat. J’ai même été dure même avec toi, en déclarant que quand tu étais quasi-nu à mon côté j’avais peur que tu meures, et que je m’étais sentie vide et sale quand tu étais parti, ce jour là. Je t’ai aussi rassuré : je n’étais pas fâchée, juste un peu déçue par un comportement humain, trop humain, de la part d’un homme que j’admirais. Mais il y avait quelque chose à sauver : nos chastes repas d’autrefois, quand le pas n’avait pas été passé. Je t’ai laissé encore un peu t’exprimer, avec tous ces fantômes lourds dans ta voix, puis j’ai fait pour nous libérer un joli speech sur Maurice Sachs.

Mais en vérité, j’étais, comme la dernière fois, paralysée : engoncée dans une morale de bois, à nouveau incapable de manger quoi que ce soit, ayant vomi toute la nuit sur ce qui devait se passer, j’avais assez d’énergie pour faire semblant, paraître raisonner. Mais au fond, j’étais malade comme un chat dans la discrète solitude de ce combat. Nous avons marché, mentionné comme si de rien n’était poètes et hommes d’état. Je t’ai laissé filer sur une promesse de cinéma et la certitude fragile que rien n’était brisé, que nous revenions en arrière comme des magiciens béninois. J’ai encore fait quelques pas, et puis me suis écroulée sur le quai de métro, lâchant des ficelles d’eau salée sous mes yeux gondolés, sans craindre que l’on se moque de moi. Je n’avais pas eu de larmes depuis plus de six mois. Les dernières, c’est mon père qui a su les arracher.

Cela fait trois heures que je pleure sans discontinuer, assise sur un sol qui semble se dérober, sans plus aucun désir devant moi. Étranglée de peur et malade d’obscurité, je refuse en vain cet avenir de solitude qui se dégage bien droit. Petite fille au cœur brisé, je vois l’espérance s’envoler avec la foi. L’injustice me fait plier : je voudrais tellement que quelqu’un enfin s’occupe de moi. Mais muse sur l’étagère et infirmière en bas, je dois toujours être forte pour deux, voire pour trois.

Amitiés, donc,

Yaël

Il suffirait de presque rien ...

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